Les morts commandent. Vicente Blasco Ibanez

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Les morts commandent - Vicente Blasco Ibanez


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à ses pieds la vallée de Soller, ce jardin des Hespérides. Les montagnes, couvertes de sombres forêts de pins, et parsemées de maisonnettes blanches, étaient couronnées d’un turban de brumes. En bas, entourant la ville et se prolongeant jusqu’au rivage, d’immenses bois d’orangers parfumaient l’air. De tous les environs accouraient à la fête de Soller, des familles de paysans. La dulzaine, cette sorte de clarinette moresque, invitait la jeunesse à la danse. De main en main circulaient les verres qu’emplissait la douce eau-de-vie de l'île ou le vin de Bañalbufar. C'étaient les réjouissances en l’honneur de la paix, après dix siècles de guerre et de piraterie.

      Les pêcheurs, pour commémorer la victoire remportée par leurs ancêtres, au XVIe siècle, sur les corsaires turcs, se déguisaient en musulmans ou en guerriers chrétiens, et, tromblons ou épées en mains, simulaient dans le port un combat naval sur leurs humbles barques, ou ils se poursuivaient les uns les autres le long des chemins voisins de la côte.

      Quand les fêtes de Soller avaient pris fin et que le village avait recouvré sa tranquillité coutumière, le petit Jaime passait ses journées à courir par les orangers avec Antonia, aujourd’hui la vieille Mado Antonia qui alors était une fraîche gaillarde aux dents blanches, à la poitrine rebondie, à la démarche lourde. Elle accompagnait le petit Jaime jusqu’au port, sorte de lac paisible et solitaire, dont l’entrée était rendue presque invisible par les remous des flots entre les rochers.

      Hélas! maintenant la Casa de la Luna n’était plus à lui; et depuis plus de vingt ans, il n’avait pas revu ce pays qui lui rappelait de si doux souvenirs....

      A l’endroit où la route bifurquait, la voiture prit le chemin qui conduisait à Valldemosa; mais ici, il ne retrouvait plus aucune trace de ses jeunes années. Il n’avait suivi cette route que deux fois, quand il avait déjà l’âge d’homme, en allant visiter avec quelques amis, les cellules de la Chartreuse. Il se rappelait seulement les oliviers qui la bordaient, les fameux oliviers séculaires aux formes tourmentées et fantastiques, qui avaient servi de modèles à tant de paysagistes, et il penchait la tête au dehors pour les mieux voir. A droite et à gauche s’étendaient les terrains pierreux et desséchés où commençaient les escarpements de la montagne. Le chemin serpentait en montant entre des massifs d’arbres. Les premiers oliviers défilaient déjà devant les fenêtres de sa voiture.

      Febrer les connaissait, ces oliviers étranges; il en avait souvent parlé, et pourtant il éprouva la sensation que donne un spectacle extraordinaire, comme s’il le voyait pour la première fois. C'étaient des arbres énormes, au feuillage clairsemé, aux troncs noirs, noueux et crevassés, bossués par de grandes excroissances, si vieux que la sève ne pouvant monter jusqu’à la ramure, était absorbée par la partie inférieure, qui grossissait sans cesse. La campagne avait l’air d’un atelier de sculpture abandonné, avec des milliers d’ébauches informes et monstrueuses, éparpillées sur le sol, au milieu d’un tapis de verdure, émaillé de pâquerettes et de campanules.

      Le calme régnait dans cette solitude: les oiseaux chantaient, les fleurs des champs se pressaient jusqu’au pied des troncs vermoulus, et les fourmis allaient et venaient en longs chapelets, creusant des galeries au cœur même des plus vieilles racines. On racontait que Gustave Doré avait dessiné ses plus fantastiques compositions sous ces oliviers séculaires, et Jaime, en pensant à cet artiste, se rappela bientôt d’autres personnages plus célèbres qui étaient passés par ce même chemin, qui avaient vécu et souffert à Valldemosa.

      S'il était allé deux fois visiter la Chartreuse, ç'avait été seulement pour voir de près ces lieux immortalisés par l’amour. Maintes fois, son grand-père lui avait conté l’histoire de «la française» de Valldemosa et de son compagnon «le musicien».

      Un jour de l’année 1838, les Majorquins et les Espagnols, qui s’étaient réfugiés dans l'île, pour fuir les horreurs de la guerre civile, avaient vu débarquer un étranger, accompagné d’une femme, d’un petit garçon et d’une fillette. Lorsqu’on déposa à terre les bagages, les insulaires admirèrent, stupéfaits, un piano monumental, un Erard, comme on en voyait peu alors. Pendant quelques jours, l’instrument dut attendre à la Douane que les inquiétudes de l’administration fussent calmées, et les voyageurs allèrent loger dans une auberge qu’ils quittèrent bientôt, pour louer, tout près de Palma, la villa de Son Vent. L'homme paraissait malade. Il était plus jeune que sa compagne, mais son visage, amaigri par la souffrance, était pâle et transparent comme une hostie; ses yeux brillaient de fièvre, et sa poitrine étroite était constamment déchirée par une toux rauque. Une barbe très fine voilait ses joues; une chevelure léonine couronnait son front et tombait sur sa nuque en boucles épaisses. La femme avait des allures masculines. Elle s’occupait activement de tout dans la maison; elle jouait avec ses enfants, comme si elle avait eu leur âge. Mais on pressentait dans cette famille errante quelque chose d’irrégulier, une sorte de protestation et de révolte contre les lois humaines. L'étrangère portait des toilettes quelque peu fantaisistes, avec un poignard d’argent dans les cheveux, ornement romantique qui scandalisait les dévotes de Majorque. En outre, elle n’allait pas à la messe et ne faisait point de visites. Elle ne quittait sa maison que pour jouer avec ses enfants ou pour mettre au soleil le pauvre phtisique, en lui donnant le bras. Les enfants étaient aussi singuliers que leur mère. La fille était habillée en garçon pour courir plus à l’aise à travers champs.

      Bientôt la curiosité des insulaires découvrit les noms de ces étrangers suspects. «Elle» était française, femme de lettres, et se nommait Aurore Dupin, ex-baronne, séparée de son mari. Elle était universellement célèbre par ses romans qu’elle signait George Sand, pseudonyme formé d’un prénom masculin et du nom d’un criminel politique. «Lui», était un musicien polonais, de complexion délicate, qui semblait laisser un lambeau de sa vie dans chacune de ses œuvres, et, à vingt-neuf ans, se sentait près de la mort. Il s’appelait Frédéric Chopin. Le petit garçon et la fillette étaient les enfants de la romancière, qui était déjà dans sa trente-cinquième année.

      La société majorquine, enfermée dans ses préjugés traditionnels, s’indigna d’un pareil scandale. Ces gens n’étaient pas mariés!... Et la femme écrivait des romans dont la hardiesse épouvantait les honnêtes gens! Cependant les femmes furent curieuses de les lire, mais à Majorque, nul autre que don Horacio Febrer, le grand-père de Jaime, ne recevait de livres. Il consentit a prêter «Indiana» et «Lelia», qui circulèrent de main en main sans que personne y comprît grand’chose, d’ailleurs. En tout cas, celle qui les avait écrits devint un objet d’horreur; cependant doña Elvira, la grand’mère de Jaime, une Mexicaine dont il avait tant de fois contemplé le portrait, et qu’il se représentait toujours, vêtue de blanc, les yeux au ciel, tenant une harpe dorée entre ses genoux, alla voir plusieurs fois la solitaire de Son Vent; mais ce fut un tel scandale, que don Horacio dut intervenir et défendre à sa femme de continuer ses visites.

      Le vide se fit autour des étrangers. Tandis que les enfants jouaient avec leur mère dans la campagne, pareils à de petits sauvages, le malade, enfermé dans sa chambre, toussait derrière les vitres de sa fenêtre, ou se montrait à la porte, cherchant un rayon de soleil. La nuit, à une heure avancée, sa muse mélancolique et maladive venait le visiter; alors, assis au piano, tout en gémissant et en toussant, il improvisait ses compositions où respire une triste et amère volupté.

      Le propriétaire de Son Vent, un bourgeois de la ville, enjoignit bientôt aux étrangers de déguerpir. Le pianiste était phtisique; n’allait-il pas contaminer sa villa?... Où aller? Retourner en France était impossible. On était en plein hiver, et Chopin tremblait comme un oiseau abandonné, en songeant au froid de Paris. L'île avait beau être inhospitalière; il l’aimait pour la douceur de son climat. Alors s’offrit aux réprouvés, comme l’unique refuge, la Chartreuse de Valldemosa, édifice du moyen âge, sans beauté architecturale, qui n’a de charme que son antiquité, mais qui, bâti au milieu de montagnes aux flancs desquelles dévalent des bois de pins, est protégé contre l’ardeur du soleil par un rideau d’amandiers et de palmiers. C'était un monument presque en ruine, une sorte de couvent de mélodrame, lugubre et mystérieux,


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