Le Piccinino. George Sand
Читать онлайн книгу.c'est que la princesse lui faisait savoir par son père que, si sa composition était seulement passable, elle lui serait comptée comme servant à l'acquittement de la somme prêtée pour lui à Pier-Angelo; mais que, si elle obtenait les éloges des connaisseurs, elle lui serait payée le double.
Ainsi, Michel allait redevenir libre à coup sûr, et peut-être riche pour un an encore, s'il faisait preuve de talent.
Une seule terreur, mais bien grande, vint refroidir sa joie: le jour du bal était fixé, et il n'était pas au pouvoir de la princesse de le reculer. Huit jours restaient, rien que huit jours! Pour un décorateur exercé c'en est assez, mais pour Michel, qui n'avait pas encore taillé en grand dans cette partie, et qui ne pouvait se défendre d'y porter un vif amour-propre, c'était si peu qu'il en avait une sueur froide rien que d'y songer.
Heureusement pour lui, ayant travaillé dans son enfance avec son père, et l'ayant vu travailler mille fois depuis, les procédés de la détrempe lui étaient familiers, ainsi que la géométrie des ornements; mais, quand il voulut choisir ses sujets, il fut assailli par la surabondance de ses fantaisies, et la prodigalité de son imagination le mit à la torture. Il passa deux nuits à dessiner ses compositions, et tout le jour sur son échafaud pour les adapter au local. Il ne songea ni à dormir, ni à manger, ni même à renouer très-ample connaissance avec sa jeune sœur, tant qu'il ne fut pas fixé. Enfin, il arrêta son sujet et il s'en alla au milieu du parc, où sa toile de ciel, longue de cent palmes, était étendue dans le parvis d'une ancienne chapelle en ruines. Là, aidé de quelques bons apprentis, qui lui présentaient ses couleurs toutes prêtes, et marchant, pieds nus, sur son firmament mythologique, il demanda aux muses de donner à sa main tremblante l'expérience et la maestria nécessaires; puis, enfin, armé d'un pinceau gigantesque, qu'on eût bien pu qualifier de balai, il esquissa son Olympe et travailla avec tant de fougue et d'espérance, que, deux jours avant le bal, les toiles se trouvèrent prêtes à être mises en place.
Il fallut encore assister à leur installation et refaire quelques parties endommagées nécessairement par cette opération. Enfin, il lui fallut aussi aider à son père, qui, ayant été retardé par lui, avait encore beaucoup de bordures de lambris et de corniches à rajuster.
Ces huit jours passèrent comme un rêve pour Michel, et le peu d'instants de repos qu'il se permit lui parurent délicieux. La villa était admirable au dedans comme au dehors. Les jardins et le parc donnaient une idée du paradis terrestre. La nature est si féconde dans cette contrée, les fleurs si belles et si suaves, la végétation si splendide, les eaux si claires et si courantes, que l'art a bien peu de chose à faire pour créer des lieux de délices autour des palais. Ce n'est pas que, çà et là, des blocs de lave et des plaines de cendres n'offrent l'image de la désolation à côté de l'Élysée. Mais ces horreurs ajoutent au charme des oasis qu'a épargnées le passage des feux volcaniques.
La villa Palmarosa, située à mi-côte d'une colline qui présentait son élévation ardue aux ravages de l'Etna, subsistait depuis des siècles au milieu des continuels désastres qu'elle avait pu tranquillement contempler. Le palais était fort ancien, et d'une architecture élégante, empruntée au goût sarrasin. La salle de bal, qui enveloppait maintenant les premiers plans de sa façade, offrait un contraste étrange avec la couleur sombre et les ornements sérieux des plans élevés. A l'intérieur, le contraste était plus frappant encore. Tandis que tout était bruit et confusion au rez-de-chaussée, tout était calme, ordre et mystère à l'étage le plus élevé, habité par la princesse. Michel pénétrait dans cette partie réservée, à l'heure de ses repas, car le petit office vitré, où il avait soupé le premier jour avec son père, lui fut réservé comme par une gracieuseté spéciale et mystérieuse. Ils y étaient toujours seuls, et, si le rideau s'agita encore, ce fut d'une manière si peu sensible que Michel ne put être certain d'avoir inspiré une passion romanesque à madame la première femme de chambre.
Le palais étant adossé au rocher, des appartements de la princesse, on entrait de plain-pied sur des terrasses ornées de fleurs et de jets d'eau, et même on pouvait, en descendant un escalier étroit, hardiment taillé dans la lave, aller gagner le parc et la campagne. Michel pénétra une fois dans ces parterres babyloniens suspendus au-dessus d'un ravin effroyable. Il vit les fenêtres du boudoir de la princesse, qui se trouvait à deux cents pieds plus haut que l'entrée principale du palais, et d'où elle pouvait aller se promener sans descendre une seule marche. Tant de hardiesse et de délices dans le plan d'une habitation lui donna le vertige au physique et au moral. Mais il ne vit jamais la reine de ce séjour enchanté. Aux heures où il montait chez elle, elle faisait la sieste ou recevait des visites d'intimité dans les salons du second étage.
Cet usage sicilien d'habiter l'étage le plus élevé, pour y jouir de la fraîcheur et du repos, est commun à plusieurs villes d'Italie. Ces appartements réservés, petits et tranquilles, s'appellent quelquefois le Casino, et grâce à leur jardin particulier, forment comme une habitation distincte au-dessus du palais. Celui dont nous parlons reculait sur la façade et sur les côtés, de toute la largeur d'une vaste terrasse, et se trouvait ainsi caché et comme isolé. Sur l'autre face, il formait, au niveau du parterre, un étage unique, puisque la masse de l'édifice inférieur était adossée au rocher. On eut dit, de ce côté, qu'une coulée de laves était venue s'adosser et se figer contre le palais, dont elle aurait envahi toute une face jusqu'au pied du Casino. Mais la construction de cette villa avait été ainsi conçue pour échapper au danger de nouvelles éruptions. A la voir, du côté de l'Etna on l'eut prise pour un léger pavillon planté à la cime d'un rocher. Ce n'est qu'en tournant cette masse de déjections volcaniques qu'on découvrait un palais splendide, composé de trois grands corps superposés, et gravissant la colline à reculons.
En d'autres circonstances, Michel eût été fort curieux de savoir si cette dame, qu'on disait belle et bonne, était, par droit de poésie, bien digne d'habiter une si noble demeure; mais son imagination, absorbée par le travail brûlant avec lequel on l'avait mise aux prises, ne s'occupa guère d'autre chose.
Il se sentait si fatigué lorsqu'il abandonnait un instant son rude pinceau, qu'il était forcé de lutter contre le sommeil pour ne pas prolonger sa sieste au delà d'une demi-heure. Il craignait même tellement de voir ses compagnons se refroidir, qu'il allait en cachette prendre cet instant de repos dans la galerie de peinture, où son père l'enfermait, et où il semblait que personne ne mît jamais les pieds. Deux ou trois fois, il n'eut pas le courage d'aller passer la nuit jusqu'au faubourg de Catane, où sa maison était pourtant une des premières sur le chemin de la villa, et il consentit à ce que son père lui fit donner un lit dans le palais. Lorsqu'il se retrouvait dans la misérable demeure où Mila fleurissait comme une rose sous un châssis, il ne voyait et ne comprenait rien à ce qui se passait dans son intérieur. Il se bornait à embrasser sa sœur, à lui dire qu'il était heureux de la voir, et il n'avait pas le temps de l'examiner et de causer avec elle.
Enfin, la veille de la fête se trouva un dimanche. Il n'y avait plus qu'un dernier coup d'œil et de main à donner aux travaux; la journée du lundi devait suffire, et, d'ailleurs, dans ce pays de dévotion ardente, il ne faut pas songer à l'art le jour du repos.
Michel ne s'intéressait à rien qu'à ses toiles, et son père fut forcé d'insister beaucoup pour qu'il allât prendre l'air. Il se décida enfin à faire un peu de toilette et à parcourir la ville après avoir mené Mila aux offices du soir. Il prit vite connaissance des églises, des places et des édifices principaux. Enfin son père le présenta à quelques-uns de ses amis et de ses parents, qui lui firent bon accueil, et avec lesquels il s'efforça d'être aimable. Mais la différence de ce milieu avec celui qu'il avait fréquenté à Rome le rendit triste malgré lui, et il se retira de bonne heure, aspirant au lendemain; car, en présence de son ouvrage et sous le prestige de la belle résidence, où il travaillait, il oubliait qu'il était peuple pour se souvenir seulement qu'il était artiste.
Enfin arriva ce jour d'espoir et de crainte où Michel devait voir son œuvre applaudie ou raillée par l'élite de la société sicilienne.
VI.