Lettres d'un voyageur. George Sand
Читать онлайн книгу.renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines; alors je jouis vraiment de la nature, j'en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d'un regard, je la peuple de mes fantaisies.
Quand j'étais adolescent et que je gardais encore les troupeaux dans le plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m'étais fait une grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces palais dont ma grand'mère me parlait sans cesse comme de ce qu'il y avait de plus beau à voir dans l'univers. J'allais par les chemins au commencement de la nuit ou à la première blancheur du jour, et je me créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur qui flottait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la cognée au bord d'un fossé devenait un peuple de tritons et de naïades de marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les vignes de nos coteaux étaient les parterres d'ifs et de buis; les noyers de nos guérets, les majestueux ombrages des grands parcs royaux et le filet de fumée qui s'élevait du toit d'une chaumière cachée dans les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d'eau que le plus simple bourgeois de Paris avait le privilège de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.
C'est ainsi qu'à grands frais d'imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j'ai vues depuis. C'est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j'ai trouvé d'abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m'a fallu du temps pour l'accepter sans dédain et pour y découvrir enfin des beautés particulières et des sujets d'admiration autres que ceux que j'y avais cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu'il soit, j'aime à bâtir encore. Cette méthode n'est ni d'un artiste ni d'un poëte, je le sais; c'est le fait d'un fou. Tu m'en as souvent raillé, toi qui aimes les grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton admiration et de ton amour. J'expliquais cela à notre ami un de ces soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu'on voit au fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisants de la maison de Bianca Capello? Il n'y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique, qui brille sur tous les objets et qui n'en éclaire aucun, qui danse sur l'eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l'eau des zigzags de feu. Je racontai à Pietro comme quoi j'avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi, après m'avoir ri au nez, tu m'embarrassas beaucoup avec cette question:—En quoi cela est-il beau?—Et qu'y trouviez-vous de beau en effet? me dit notre ami.—Je m'imaginais, répondis-je, voir dans le reflet de ces lumières des colonnes de feu et des cascades d'étincelles qui s'enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal. La rive me paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j'avais envie de sauter dans la rivière pour voir quelles étranges sarabandes les esprits de l'eau dansaient avec les esprits du feu dans ce palais enchanté.—Le docteur haussa les épaules, et je vis qu'il avait un profond mépris pour ce galimatias.—Je n'aime pas les idées fantastiques, dit-il; cela nous vient des Allemands, et cela est tout à fait contraire au vrai beau que cherchaient les arts dans notre vieille Italie. Nous avions des couleurs, nous avions des formes dans ce temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge trempée dans les brouillards du Nord. Pour moi, je suis comme notre ami, continua-t-il, j'aime à contempler. Amusez-vous à rêver si cela vous plaît.
Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme pour le chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.
J'étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsque je vis sur le canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était parsemé, un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous les autres en arrière. C'était la nouvelle et pimpante gondole du jeune Catullo. Quand elle fut à la portée de la vue, je reconnus la fleur des gondoliers en veste de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet d'une longue discussion a casa dans la matinée. Le docteur, voulant la mettre à la réforme, sous prétexte d'une augmentation d'embonpoint dans sa personne, l'avait destinée à son frère Giulio; mais Catullo, étant survenu, sollicita le pourpoint avec une grâce irrésistible. Ma gouvernante Cattina, qui ne voit pas d'un mauvais œil le scapulaire suspendu au cou blanc et ramassé du gondolier, observa que le seigneur Jules avait beaucoup grandi cette année, et que la veste lui serait trop courte. En conséquence Catullo, qui est quatre fois grand et gros comme les deux frères ensemble, se fit fort d'endosser un vêtement trop court pour l'un, trop étroit pour l'autre. Je ne sais par quel procédé miraculeux le Minotaure en vint à bout sans le faire craquer; mais il est certain que je le vis apparaître sur la lagune dans le propre vêtement d'été du docteur. A la vérité, ce riche équipage nuisait un peu à la souplesse de ses mouvements, et il ne se balançait pas sur la poupe avec toute l'élégance accoutumée. Mais, avant d'enfoncer la rame dans le tranquille miroir de l'onde, il jetait de temps en temps un regard de satisfaction sur son image resplendissante; et, charmé de sa bonne tenue, pénétré de reconnaissance pour l'âme généreuse de son patron, il enlevait la gondole d'un bras vigoureux et la faisait bondir sur l'eau comme une sarcelle.
Giulio était à l'autre bout de la gondole et le secondait avec toute l'aisance d'un enfant de l'Adriatique. Notre ami Pietro était couché indolemment sur le tapis, et la belle Beppa, assise sur les coussins de maroquin noir, livrait au vent ses longs cheveux d'ébène, qui se séparent sur son noble front et tombent en rouleaux souples et nonchalants jusque sur son sein. Nos mères appelaient, je crois, ces deux longues boucles repentirs. Je m'en suis rappelé le nom précieux en les voyant autour du visage triste et passionné de Beppa. La barque se ralentit tandis que l'un des rameurs prenait haleine; et quand elle fut près de la rive ombragée, elle se laissa couler mollement avec l'eau qui caressait les blancs escaliers de marbre du jardin. Alors Pierre pria Beppa de chanter. Giulio prit sa guitare, et la voix de Beppa s'éleva dans la nuit comme l'appel d'une sirène amoureuse. Elle chanta une strophe de romance que Pierre a composée pour je ne sais quelle femme, pour Beppa peut-être:
Con lei sull'onda placida |
Errai dalla laguna, |
Ella gli sguardi immobili |
In te fissava, o luna! |
E a che pensava allor? |
Era un morrente palpito? |
Era un nascente amor? |
—Te voilà, Zorzi? me cria-t-elle en m'apercevant au-dessus de la rampe. Que fais-tu là tout seul, vilain boudeur? Viens avec nous prendre le café au Lido.—Et fumer une belle pipe de caroubier, dit le docteur.—Et prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio.—Ah! pour cela, Giulio, je te remercie, répondis-je; quant au docteur, toutes ses pipes ne valent pas une de mes cigarettes; mais pour toi, aimable Beppa, quelle excuse pourrais-je trouver?—Viens donc, dit-elle.—Non, repris-je, j'aime mieux confesser que je suis un butor et rester où je suis.—Fi! le vilain caractère, dit-elle en me jetant son bouquet à demi effeuillé à la figure. Est-ce que tu ne deviendras jamais plus aimable que cela? Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous?—Que sais-je? répondis-je. Je n'en ai nulle envie, et pourtant j'ai le plus grand plaisir du monde à vous rencontrer.
Catullo, qui est sujet, comme tous les animaux domestiques de son espèce, à se mêler de la conversation et à donner son avis, haussa les épaules et dit à Giulio, d'un air fin et entendu: Foresto!—Oui, précisément, répondit Giulio. Entends-tu, Zorzi? voilà Catullo qui te traite de malade