Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
Читать онлайн книгу.dans les prisons, seront suppliciés[29]. Saviez-vous cela? Mais que les Jésuites tuent impunément ou non des rois, qu'eux et les rois deviennent ce qu'ils voudront, et que j'entende parler de mon amie. Où est-elle? que fait-elle? Si mes lettres n'ont pas le même sort que les siennes, elle en aura reçu avant-hier deux à la fois; elle aura aussi celle-ci demain au soir, et peut-être... Mais je n'ose plus me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jusqu'à présent j'ai fait assez bien; mais si la tête n'y est plus, que voulez-vous que je fasse du temps? Que vais-je devenir? Si la pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette nuit! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de vous! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il voit que je suis en souci; il me lit des traits d'histoire; il cherche à m'intéresser; mais cela ne se peut; je suis ailleurs. Je vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes occupations, à la société, aux amusements, à mes amis, à moi-même. Je ne saurais sortir d'ici, et il est impossible que j'y vive si vous m'oubliez. Adieu, cruelle et silencieuse Sophie. Adieu.
XXIII
Au Grandval, le 18 octobre 1759.
Il n'y a sorte d'imaginations fâcheuses qui ne me viennent. Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume? La Touche est-il mort ou bien malade? Votre mère vous a-t-elle défendu de m'écrire? Êtes-vous à Paris? Êtes-vous en province? Quelque accident survenu à Mme Le Gendre ne vous aurait-il point appelée auprès d'elle? N'auriez-vous point envoyé vos lettres chez Grimm? Ne serait-il pas à Épinay? Ces lettres ne seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris? Le ciel se fond en eau. Il n'y a pas moyen de s'éclaircir soi-même, ni par un autre. Si le Baron était un homme à qui l'on pût s'ouvrir, on aurait une voiture avec des chevaux et l'on irait à Charenton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la poste à l'adresse de M. La Touche, une troisième fois à votre adresse par un exprès, une quatrième aujourd'hui par un commissionnaire. Voilà ma cinquième lettre; mais que m'importe qu'elle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de réponse? Je n'entends non plus parler de Grimm que de vous. Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous les deux: je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous amender. Il nous est venu aujourd'hui, de Sussy, la compagnie la plus brillante. Il n'a tenu qu'à vous que je fusse charmant. On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise: de grands yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la taille la plus menue; mais cela est bien raide, bien empesé, bien sérieux. Les hommes jouent au billard, les femmes sont autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir? On ne mettrait pas un chien à la porte. Lire? je ne m'entendrais pas. Causer? je ne saurais m'y résoudre. Travailler? je l'ai essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres; mais il ne m'en viendra point; je me le dis; j'en suis convaincu. Avec cela, j'en attends toujours; non, je n'en attends plus. Vous me faites passer de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de la maison, il vous l'enverra. Je vais le charger de prendre votre réponse. Je lui écris pour cela; et voici ce que je lui écris:
«Je vous prie, monsieur, de foire passer cette lettre à son adresse. J'espère qu'on y répondra. En ce cas, vous apporterez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez aux lettres de Mme d'Aine, si votre arrivée ici se différait de plusieurs jours.»
Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver: l'impatience me prendra, un beau matin je m'habillerai, et je partirai pour Paris. Ne m'aimez-vous plus? dites-le-moi Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de m'apprendre? Ne faudra-t-il pas que vous me l'avouiez? Faites-le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou; il n'est rien de tout cela; c'est autre chose que je n'entends pas, et qui s'éclaircira sans doute. Adieu! le commissionnaire de Mme d'Aine attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que les précédents!
XXIV
Au Grandval, le 20 octobre 1759.
Vous vous portez bien, vous pensez à moi, vous m'aimez, vous m'aimerez toujours. Je vous crois; me voilà tranquille, je renaîs; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois derniers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence même n'aurait pas fait sur moi plus d'impression que votre première lettre. Avec quelle impatience je l'attendais! Je suis sûr qu'en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décomposait, ma voix s'altérait; et que si celui qui me l'a remise n'est pas un imbécile, il aura dit: Voilà un homme qui reçoit des nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu'il aime. Au même moment je venais de faire partir un billet où vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amusiez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait.
On nous dit ici que Mlle Arnould était une Colette d'opéra maniérée, et d'une naïveté point du tout naïve[30]. Cet on n'est pas toutefois un homme d'un goût bien difficile. Je prétends, par exemple, que quand le devin leur dit:
La bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant,
il ne faudrait pas qu'elle se rengorgeât, qu'elle portât la main à sa coiffure, ni qu'elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais qu'en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C'est selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans les plus importantes. Il n'y a rien de bien que ce qui est un. Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu'on a entendues avec tant de plaisir, s'émoussent-elles quand on les rend? C'est qu'on les présente isolées, c'est que l'intérêt du moment et de l'à-propos n'y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous cultiver; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute.
Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de fiches et peu d'argent, en revanche, je fais des piquets où je perds beaucoup d'argent et peu de fiches; ce sont les marqués qui me ruinent; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à foire beaucoup de mal; eux à s'en garantir.
Je l'ai vu ce papier de Genève[31], vous le verrez aussi et vous direz, comme moi, qu'il a le diable au corps, et qu'il vaut mieux le supprimer que de s'exposer au soupçon de l'avoir fait ou publié. L'auteur n'est pas un homme assez sûr. Les autres ont payé cent fois pour ses folies; pourquoi cela n'arriverait-il pas encore une? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de celui qui ne s'est jamais tu, et qui ne risque rien à parler? Où est la précaution qui ne puisse tromper? J'ai appris à me méfier des hasards; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous prédis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de lettres perdra votre sœur; je ne sais ni quand ni comment cela se fera; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les choses se combinent de tant de façons que l'événement fâcheux a lieu tôt ou tard. Encore si elle aimait! si cette consolation lui était aussi essentielle qu'à nous! si elle avait un engagement de cœur! s'il s'agissait d'adoucir les ennuis de deux amants séparés, d'épancher dans un cœur la tendresse dont on est rempli! mais il n'y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de prudence d'un côté et nulle délicatesse de l'autre; vous ne serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant; rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins, le mal qu'il nous réserve est moins attendu. La circonstance que je crains, c'est celle où elle croira avoir tout prévu, et où elle dormira paisiblement sur ces précautions.
Je ne connais pas Mme de Néeps; mais j'ai vu quelquefois son mari, qui est homme de sens et qui a la réputation d'un homme de bien.
Cela est singulier; entre les raisons que j'imaginais de votre silence, l'indisposition de votre baron m'est venue.... Il a résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d'alarmes; mais craignez qu'il nous donne quelque jour un fâcheux réveil.
Il est impossible d'être sobre ici; il n'y faut pas penser. J'arrondis comme une boule; je continue à profiter; vous ne pourrez plus m'embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus, et... j'allais ajouter la une bonne folie que