Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot


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forcent la mère de Spartacus à se tuer; on prend la fille de Crassus. Le poëte pouvait tout aussi bien commencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s'est privé des seules sources de pathétique qu'il pouvait avoir. Lorsqu'il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. Faire revenir le consul comme père d'Émilie et comme député du sénat, c'est une espèce de pléonasme déplaisant. La fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un camp. Il eût fallu bien du génie pour pallier l'indécence de cette action. N'est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve sa fille à l'entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris? Et cette fille qu'on vient de prendre à la fin du premier acte et qui n'en est non plus émue au commencement du second que si elle était en sûreté dans Rome! Je trouve qu'il n'y a point de jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails; le seul moment où l'on soit affecté, c'est celui où Spartacus demande pardon à Noricus de l'injure qu'il lui a faite. Mais à quoi cela tient-il? Qu'est-ce que cela fait à l'action? Il y a du mérite à avoir imaginé la déclaration d'Émilie à Spartacus. Le dénoûment a déplu, parce que c'est, je crois, une imitation de la mort d'Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu'on cherche son dénoûment dans l'histoire. Alors il est impossible qu'il soit faux: mais il ne faut pas que le spectateur s'aperçoive de cet emprunt. Il se rappelle le trait historique, et il n'est plus étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des Romains, dont le commencement m'a paru dialogué: c'est l'endroit où Spartacus répond à l'offre qu'on lui fait d'une place au sénat:

      Au temps des Scipions j'aurais pu l'accepter.

      Vous venez me proposer des conditions: c'est, ce me semble, prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat? C'est à moi de décider s'il doit encore y avoir un sénat ou non. Le poëte a beaucoup travaillé; mais il n'avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous dirais encore là-dessus beaucoup d'autres choses, mais vous les aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa fille avant Spartacus? Croyez-vous que cette scène n'eût pas été très-intéressante? Le poëte a tout sacrifié au rôle de Spartacus; et, en cela, il a bien fait; mais il ne s'est pas aperçu que ce n'était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu'il vous plaira.

      J'avais espéré que vous n'entendriez pas la petite pièce; mais je vois que je nie suis trompé. Je ne vous verrai donc qu'un instant. Bonsoir, mon amie. J'ai encore eu de la tracasserie d'auteur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. Imaginez qu'avant-hier, au moment que j'étais incertain si j'irais dîner chez le Baron où je n'ai pas paru depuis quinze jours, ou au Jardin du Roi où j'étais invité avec mon évêque, Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement; ils s'étaient arraché les yeux à l'Académie; ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu'ils auront fait aujourd'hui. Cela m'ennuie beaucoup, presque autant que de vous attendre après avoir été longtemps sans vous voir. J'espère vous voir et vous aimer demain un petit moment dans la matinée; je serais trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec vous un petit reste de soirée; mais si je quitte le Baron, comment prendra-t-il cela? Ô la sotte vie que je mène! À quoi me sert donc d'aimer et d'être aimé? Mlle Clairet m'a dit que madame votre mère était malade, et moi j'ai demandé tout de suite: Et mademoiselle? Qu'elle avait eu l'estomac dérangé, et j'ai ajouté: Et mademoiselle[41]? Mais j'entends une voiture. Dieu veuille que ce soit la vôtre! Il est neuf heures sonnées, et je meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du monde. C'est mercredi qu'il fallait y aller. Nous y étions, Grimm, et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette; mais je n'y voyais point ce que j'y cherchais.

      XXXI

      À Paris, le 2 août 1760.

      Je conçois, mon amie, qu'il n'y a aucune espérance de vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j'avais été invité, la semaine passée, par le comte Oginski[42] à l'entendre jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n'étions que Mlle d'Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point cet instrument. C'est un des premiers que les hommes ont dû inventer. Rien n'est plus simple que des cordes tendues entre trois morceaux de bois. Le comte enjoué d'une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l'extrême facilité qu'il a, qu'il exécute les morceaux les plus difficiles. La harpe me plaît; elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte, mais moins pathétique que la mandore; c'est peut-être que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n'a pas encore le goût des chants tendres et touchants, et malheureusement ce sont les seuls qui m'émeuvent, m'agitent et m'enlèvent à moi-même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois jusqu'à dix. À dix survinrent les acteurs différents d'un concert arrangé qui a duré jusqu'à trois heures du matin. Vous vous doutez bien que je ne restai pas. J'étais couché entre dix et onze. Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne vous trouve pas. Cela me fâche un peu; mais qu'y faire? Demain je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. Bonsoir, ma tendre amie. À demain. J'aime à croire que vous n'avez point été indisposée; j'ai bien des choses à vous dire; n'oubliez pas de m'en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous à l'heure qu'il est, qu'il ne fait plus de jour pour écrire ni apparemment pour choisir des étoiles?

      XXXII

      Paris, le 31 août 1760.

      Voici ma quatrième. La première m'a fort inquiété. J'ai cru qu'elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l'avez reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, à l'adresse de M. de M***; l'une sous le contre-seing de M. de Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais de m'indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné; l'autre tout simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, Damilaville[43] m'envoya vos numéros 4 et 5. Croyez-vous que, par le besoin que j'ai d'entendre parler de vous, je ne conçoive pas tout celui que vous avez d'entendre parler de moi? Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n'étaient pas pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n'aimerais pas assez. Mais, puisqu'il est si doux pour nous de nous écrire, puisque c'est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pendant deux mois au moins, tâchons, s'il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous vous êtes servie alternativement de l'adresse de M. Grimm et de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. L'intervalle est honnête, du cul-de-sac de l'Orangerie à la porte Saint-Bernard; cependant je ne regrette jamais mes pas, et si quelquefois je me sens fatigué, c'est quand je reviens les mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu'il vaut mieux s'en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Damilaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu'il serait heureux là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, et ce petit voyage les retarder pour moi d'un ou de deux jours; or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien? Point de mal au sein? Plus d'enflure aux jambes, plus de lassitude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J'espère, moi, que j'en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l'histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d'y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j'y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j'espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins


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