Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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trouver la combinaison parfaite. La fortune des Rostow était très dérangée, le futur ne l’ignorait certes point. Véra comptait vingt-quatre printemps, et, malgré sa beauté et sa sagesse, personne ne s’était encore présenté!… Le consentement fut donc accordé.

      «Voyez-vous, disait Berg à son camarade, qu’il appelait son ami, parce qu’il était de bon ton d’avoir un ami, j’ai tout disposé, tout arrangé, et je ne me marierais pas si la moindre chose clochait dans mes plans. Mon papa et ma maman sont à l’abri du besoin, depuis que je leur ai fait obtenir une pension, et moi, je pourrai fort bien vivre à Pétersbourg, grâce aux revenus de ma place, à mon savoir-faire et à la dot de ma fiancée. Je ne l’épouse pas pour son argent… non, ce serait malhonnête, mais il faut que chacun, la femme comme le mari, apporte son contingent dans le ménage. À mon avoir j’inscris mon service, ce qui vaut bien sans doute quelque chose; au sien, ses relations, sa petite fortune, toute médiocre qu’elle peut être, et avec le tout je pourrai parfaitement marcher. Et puis, elle est belle, d’un caractère solide, elle m’aime, ajouta-t-il en rougissant, je l’aime aussi, car elle a beaucoup de bon sens… c’est tout l’opposé de sa sœur, dont le caractère est désagréable et l’esprit insignifiant…, on dirait qu’elle n’est pas de la famille…, c’est une perle que ma fiancée…, vous la verrez, et j’espère que vous viendrez souvent…, il allait dire: «dîner,» mais après réflexion il se reprit et dit: «… prendre le thé,» et d’un coup de langue il lança vivement un petit anneau de fumée bien réussi, emblème parfait du bonheur qu’il rêvait.

      Le premier moment d’indécision une fois passé, la famille prit l’air de fête qui est de règle en pareille circonstance, mais on y sentait une affectation, mélangée d’un certain embarras, qui provenait de la joie que l’on éprouvait de se débarrasser de Véra, et que l’on craignait de ne pas suffisamment déguiser. Le vieux comte, fort gêné par-dessus le marché, ne pouvait parvenir, par suite de ses nombreuses dettes, à fixer le chiffre de là dot; huit jours seulement le séparaient de la noce, et il n’en avait rien dit à Berg, fiancé depuis un mois. 300 âmes représentaient la fortune de chacune de ses filles à leur naissance, mais depuis lors elles avaient été engagées et vendues; de capital, il n’y en avait point, et il ne savait comment résoudre la difficulté. Donnerait-il à sa fille la propriété de Riazan? Vendrait-il une forêt, où emprunterait-il de l’argent contre une lettre de change? Il y songeait encore, lorsque Berg, entrant chez lui un matin, lui demanda carrément, un aimable sourire sur les lèvres, de vouloir bien lui déclarer quelle serait la dot de la comtesse Véra. Le comte, troublé par cette question, qu’il ne pressentait et ne redoutait que trop, lui répondit par des lieux communs:

      «Tu seras content de moi, mon cher… mais j’aime à voir que tu t’occupes de tes intérêts, c’est bien, très bien!…» Et, frappant sur l’épaule de son futur gendre, il se leva pour rompre ce pénible entretien; mais ce dernier, sans cesser de sourire, lui dit, avec le plus grand calme, que s’il ne savait au juste à quoi s’en tenir sur la fortune de sa fiancée, et que s’il n’en touchait pas une partie au moment même du mariage, il se verrait contraint de se retirer:

      «Vous serez de mon avis, comte; ce serait une vilaine action de me marier sans connaître les ressources dont je disposerai pour pourvoir à l’entretien de ma femme.»

      Le comte, emporté par un mouvement généreux, et désireux d’éviter de nouvelles demandes, mit fin à la conversation en lui promettant formellement de lui signer une lettre de change de 80000 roubles. Berg baisa son futur beau-père à l’épaule pour lui exprimer sa reconnaissance, en ajoutant qu’il lui en faudrait présentement 30000 pour monter son ménage, ou tout au moins 20000, et que, dans ce cas, la lettre de change ne serait que de 60000.

      «Oui, oui, c’est bien, dit le vieux vivement… Seulement, excuse-moi, mon cher, si je te donne les 20000 en plus des 80… Tu peux y compter, mon cher, ce sera ainsi, n’en parlons plus!»

      XII

      Natacha venait d’avoir seize ans dans cette même année 1809 qu’elle s’était assignée comme le terme de son attente, après le baiser donné à Boris quatre ans auparavant; depuis lors elle ne l’avait point revu. Lorsqu’on parlait de lui devant la comtesse, Natacha ne témoignait aucun embarras: pour elle, cet amour avait été un enfantillage sans portée, et rien de plus; cependant, tout au fond de son cœur, elle se demandait avec inquiétude si sa promesse d’enfant ne constituait pas une obligation sérieuse, qui la liait à lui.

      Boris n’était plus revenu les voir depuis son premier départ pour l’armée, bien qu’il fût allé plus d’une fois à Moscou et qu’il eût même passé à une petite distance d’Otradnoë.

      Natacha en tirait la conclusion qu’il l’évitait, et les réflexions chagrines de ses parents à son sujet confirmaient ses suppositions:

      «De nos jours, disait la comtesse, on oublie les vieux amis!»

      Anna Mikhaïlovna se montrait aussi plus rarement, et avait adopté dans son maintien une certaine affectation de dignité, jointe à un enthousiasme exubérant pour les mérites de son fils et pour sa brillante carrière. À l’arrivée des Rostow à Pétersbourg, Boris alla leur faire sa visite, sans la moindre émotion. Son roman avec Natacha n’étant plus à ses yeux qu’un poétique souvenir, il désirait leur faire comprendre que ces relations d’enfance n’entraînaient à leur suite aucun engagement, ni pour elle ni pour lui. Il avait su d’ailleurs se conquérir une fort agréable position dans le monde par son intimité avec la comtesse Besoukhow; son rapide avancement, dû à la protection et à la confiance que lui témoignait une personne influente, demandait, comme complément à sa fortune, un beau mariage avec une riche héritière, et ce rêve pouvait facilement se réaliser! Natacha n’était pas au salon lorsqu’il y entra; mais, prévenue aussitôt, elle accourut toute rougissante, et un sourire plus qu’affectueux rayonna sur son visage.

      Boris, qui se rappelait la fillette d’autrefois avec ses jupes courtes, ses yeux noirs et brillants, ses boucles en désordre et ses francs éclats de rire, fut stupéfait à la vue de la jeune fille d’aujourd’hui, et ne put dissimuler le sentiment d’admiration qui s’empara spontanément de lui. Elle s’en aperçut et lui en sut gré.

      «Reconnais-tu ton espiègle petite amie de jadis?» lui demanda la comtesse.

      Boris baisa la main de Natacha, en exprimant sa surprise:

      «Comme vous avez embelli!

      — Je crois bien!» lui répondirent ses yeux mutins.

      Natacha ne prit aucune part à la conversation: elle examinait en silence, jusque dans ses moindres détails, le fiancé de ses jeunes années. Celui-ci sentait peser sur lui tout le poids de ce regard scrutateur, mais amical, et le lui rendait à la dérobée.

      Elle remarqua aussitôt que l’uniforme, les éperons, la cravate, la coiffure de Boris, tout était à la dernière mode et du plus pur «comme il faut». Assis de trois quarts dans un fauteuil, de sa main droite il tendait sur la main gauche un gant blanc, à peau fine et souple, qui l’emprisonnait étroitement. Dépeignant, d’un air légèrement dédaigneux, les plaisirs de la haute société de Pétersbourg, il passait en revue, non sans y mettre une pointe d’ironie, le Moscou du temps passé et leurs connaissances communes. Natacha ne fut pas dupe du ton dégagé dont il parla, en passant, du bal chez un des ambassadeurs et de ses invitations à deux autres soirées. Son regard et son silence prolongé finirent par le troubler; il se tournait souvent de son côté et s’interrompait au milieu de ses récits. Au bout de dix minutes, il se leva et prit congé, tandis que les yeux gais et moqueurs de Natacha suivaient chacun de ses mouvements. Boris dut s’avouer qu’elle était tout aussi séduisante, peut-être même plus, qu’auparavant, mais qu’il ne devait point songer à l’épouser, car la médiocrité de sa fortune deviendrait un obstacle à sa carrière à lui; se laisser aller au charme qu’il lui reconnaissait et renouer avec elle ses relations d’autrefois, c’était aussi impossible qu’indélicat;


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