Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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êtes bien bonne… la comtesse Apraxine…» lorsque la comtesse se dirigea tout à coup vers l’autre salon, et on l’entendit s’écrier:

      «Marie Dmitrievna!

      — Elle-même!…» répondit une voix assez dure.

      Et Marie Dmitrievna parut au même instant.

      À l’exception des vieilles femmes, les dames comme les demoiselles se levèrent aussitôt.

      Marie Dmitrievna s’était arrêtée sur le seuil de la porte. D’une taille élevée, forte et hommasse, elle portait haut sa tête à boucles grises, qui accusait la cinquantaine, et, tout en affectant de rabattre sans se hâter les larges manches de sa robe, elle enveloppa du regard toute la société qui l’entourait.

      Marie Dmitrievna parlait toujours russe.

      «Salut cordial à celle que nous fêtons, à elle et à ses enfants! Dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les autres. – Que deviens-tu, vieux pécheur? Dit-elle en s’adressant au comte, qui lui baisait la main. – Avoue-le, tu t’ennuies à Moscou, il n’y a où lancer les chiens… Que faire, mon bon? Voilà! Quand ces petits oiseaux-là auront grandi, – et elle désignait les jeunes filles, – bon gré mal gré il faudra leur chercher des fiancés. – Eh bien! Mon cosaque, dit Marie Dmitrievna à Natacha, qu’elle appelait toujours ainsi, en la caressant de la main pendant que la petite baisait gaiement la sienne, – sans avoir peur… Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je l’aime!»

      Retirant d’un énorme «ridicule» des boucles d’oreilles en pierres fines, taillées en poires, elle les donna à la petite fille, toute rayonnante de joie et de plaisir, et, se retournant ensuite vers Pierre:

      «Hé! Hé! Mon très cher, viens, viens ici, lui dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre douce et engageante; viens ici, mon cher.»

      Et elle relevait ses larges manches d’un air menaçant…:

      «Approche, approche! J’ai été la seule à dire la vérité à ton père, quand l’occasion s’en présentait; je ne vais pas te la ménager non plus, c’est Dieu qui l’ordonne.»

      Elle se tut, et chacun attendit ce qui allait se passer après cet exorde gros d’orage:

      «C’est bien, il n’y a rien à dire, tu es un gentil garçon!… Pendant que ton père est étendu sur son lit de douleur, tu t’amuses à attacher un homme de police sur le dos d’un ourson! C’est indécent, mon bonhomme, c’est indécent! Tu aurais mieux fait d’aller faire la guerre…»

      Puis, lui tournant le dos et présentant sa main au comte, qui retenait à grand’peine un éclat de rire étouffé:

      «Eh bien, à table, s’écria-t-elle, il en est temps, je crois!»

      Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna. Venaient ensuite la comtesse au bras d’un colonel de hussards, personnage à ménager, car il devait servir de guide à Nicolas et l’emmener au régiment, Anna Mikhaïlovna avec Schinchine, Berg avec Véra, la souriante Julie Karaguine avec Nicolas; d’autres couples suivaient à la file tout le long de la salle, et enfin derrière toute la compagnie, marchant un à un avec les enfants, les gouverneurs et les gouvernantes. Les domestiques se précipitèrent sur les chaises, qui furent avancées avec bruit; la musique éclata dans les galeries du haut, et tout le monde s’assit. Les sons de l’orchestre ne tardèrent pas à être étouffés par le cliquetis des couteaux et des fourchettes, par la voix des convives et les allées et venues des valets de chambre. La comtesse occupait un des bouts de la longue table avec Marie Dmitrievna à sa droite, et Anna Mikhaïlovna à sa gauche. Le comte, placé à l’autre bout, avait Schinchine à sa droite et à sa gauche le colonel; les autres invités du sexe fort s’assirent à leur fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Véra, Berg, Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux gouverneurs et aux gouvernantes.

      Le comte jetait par intervalles un regard à sa femme et à son gigantesque bonnet à nœuds bleus, qu’il apercevait entre les carafes, les bouteilles et les vases garnis de fruits qui l’en séparaient, et s’occupait activement, sans s’oublier lui-même, à verser du vin à ses voisins. À travers les tiges d’ananas qui la cachaient un peu, la comtesse répondait aux coups d’œil de son mari, dont le front enluminé se détachait ostensiblement au milieu des cheveux gris qui l’entouraient. Le côté des dames gazouillait à l’unisson; du côté des hommes, les voix s’élevaient de plus en plus, et entre autres celle du colonel de hussards, qui mangeait et buvait tant et si bien, que sa figure en était devenue pourpre, et que le comte l’offrait comme exemple, aux autres dîneurs. Berg expliquait à Véra, avec un tendre sourire, que l’amour venait du ciel et n’appartenait point à la terre. Boris nommait une à une, à son nouvel ami Pierre, toutes les personnes présentes, en échangeant des regards avec Natacha, qui lui faisait vis-à-vis. Pierre parlait peu, examinait les figures qui lui étaient inconnues et mangeait à belles dents. Des deux potages qu’on lui avait présentés, il avait choisi le potage à la tortue, et depuis la koulibiaka jusqu’au rôti de gelinottes, il n’avait pas laissé passer un seul plat, ni refusé un seul des vins offerts par le maître d’hôtel, qui tenait majestueusement la bouteille enveloppée d’une serviette, et qui lui glissait mystérieusement à l’oreille:

      «Madère sec, vin de Hongrie, vin du Rhin!»

      Il buvait indifféremment dans l’un ou l’autre des quatre verres, aux armes du comte, placés devant, chaque convive, et il se sentait pris pour ses voisins d’une bienveillance qui ne faisait qu’augmenter à chaque rasade. Natacha regardait fixement Boris, comme les fillettes savent seules le faire quand elles ont une amourette, et surtout lorsqu’elles viennent d’embrasser pour la première fois le héros de leurs rêves. Pierre ne faisait nulle attention à elle, et cependant, à la vue de cette singulière petite fille qui avait des yeux passionnés, il se sentait pris d’une folle envie de rire.

      Nicolas, qui se trouvait loin de Sonia, et à côté de Julie Karaguine, causait avec elle en souriant. Sonia souriait aussi, mais la jalousie la dévorait: elle pâlissait, rougissait tour à tour, et faisait tout son possible pour deviner ce qu’ils pouvaient se dire. La gouvernante, à l’air agressif, se tenait sur le quivive, toute prête à fondre sur celui qui oserait attaquer les enfants. Le gouverneur allemand tâchait de noter dans sa cervelle les mets et les vins qui défilaient devant lui, pour en faire une description détaillée dans sa première lettre à sa famille, et il était profondément blessé de ce que le maître d’hôtel ne faisait nulle attention à lui et ne lui offrait jamais de vin. Il dissimulait de son mieux, en faisant semblant de ne pas en désirer, et il aurait bien voulu faire croire que, s’il en avait accepté, ç’aurait été uniquement pour satisfaire une curiosité de savant.

      XIX

      La conversation s’animait de plus en plus du côté des hommes. Le colonel racontait que le manifeste de la déclaration de guerre était déjà répandu à Pétersbourg, et que l’exemplaire qu’il en avait eu venait d’être apporté au général en chef par un courrier.

      «Quelle est la mauvaise étoile qui nous pousse à guerroyer contre Napoléon? S’écria Schinchine. Il a déjà rabattu le caquet à l’Autriche; je crains cette fois que ce ne soit notre tour.»

      Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat d’ailleurs et bon patriote, malgré son origine, s’offensa de ces paroles:

      «Mauvaise étoile! S’écria-t-il en prononçant les mots à sa façon et tout de travers. Quand c’est l’Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous la faisons! Il dit dans son manifeste qu’il ne saurait rester indifférent au danger qui menace la Russie, et que la sécurité de l’empire, la dignité et la sainteté des alliances!…» ajouta-t-il en appuyant particulièrement sur ce dernier mot, comme si toute l’importance de la question y était contenue.

      Puis, grâce à une mémoire infaillible et exercée depuis longtemps


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