Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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lui dit Rostow, souriant à son tour, hourra pour l’Autriche, hourra pour les Russes, hourra pour l’empereur Alexandre!» ajouta-t-il en répétant les exclamations favorites de l’Allemand.

      Celui-ci s’avança en riant, jeta en l’air son bonnet de coton et s’écria:

      «Hourra pour toute la terre!»

      Rostow répéta son hourra, et cependant il n’y avait aucun motif de se réjouir d’une façon aussi extraordinaire, ni pour l’Allemand qui nettoyait son étable, ni pour Rostow qui était allé chercher du foin avec son peloton. Après qu’ils eurent ainsi donné un libre cours à leurs sentiments patriotiques et fraternels, le vieux bonhomme retourna à son ouvrage, et le jeune junker rentra chez lui.

      «Où est ton maître? Demanda-t-il à Lavrouchka, le domestique de Denissow, rusé coquin et connu pour tel de tout le régiment.

      — Il n’est pas encore rentré depuis hier au soir; il aura probablement perdu, répondit Lavrouchka, car je le connais bien: quand il gagne, il revient de bonne heure pour s’en vanter; s’il ne revient pas de toute la nuit, c’est qu’il est en déroute, et alors il est d’une humeur de chien. Faut-il vous servir le café?

      — Oui, donne-le et promptement.»

      Dix minutes plus tard, Lavrouchka apportait le café:

      «Il vient, il vient! Gare la bombe!»

      Rostow aperçut effectivement Denissow qui rentrait. C’était un petit homme, à la figure enluminée, aux yeux noirs et brillants, aux cheveux noirs et à la moustache en désordre. Son dolman était dégrafé, son large pantalon tenait à peine et son shako froissé descendait sur sa nuque. Sombre et soucieux, il s’approchait la tête basse.

      «Lavrouchka! S’écria-t-il avec colère et en grasseyant. Voyons, idiot, ôte-moi cela.

      — Mais puisque je vous l’ôte!

      — Ah! Te voilà levé! Dit Denissow, en entrant dans la chambre.

      — Il y a beau temps… j’ai déjà été au fourrage et j’ai vu Fräulein Mathilde.

      — Ah! Ah! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé, comme une triple buse… Une mauvaise chance du diable! Elle a commencé après ton départ… Hé! Du thé!» cria-t-il d’un air renfrogné.

      Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en broussailles.

      «C’est le diable qui m’a envoyé chez ce Rat (c’était le surnom donné à l’officier)… Figure-toi… pas une carte, pas une!…»

      Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants:

      «Si au moins il y avait des femmes, passe encore, mais il n’y a rien à faire, excepté boire!… Quand donc se battra-t-on?… Hé, qui est là? Ajouta-t-il, en entendant derrière la porte un bruit de grosses bottes et d’éperons, accompagné d’une petite toux respectueuse.

      — Le maréchal des logis!» annonça Lavrouchka. Denissow s’assombrit encore plus.

      «Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui contenait quelques pièces d’or… Compte, je t’en prie, mon ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon oreiller.»

      Il sortit.

      Rostow s’amusa à mettre en piles égales les pièces d’or de différente valeur et à les compter machinalement, pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans la pièce voisine:

      «Ah! Télianine, bonjour; je me suis enfoncé hier!

      — Chez qui?

      — Chez Bykow.

      — Chez le Rat, je le sais,» dit une autre voix flûtée.

      Et le lieutenant Télianine, petit officier du même escadron, entra au même moment dans la chambre où se trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l’oreiller, serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été renvoyé de la garde peu temps avant la campagne; sa conduite était maintenant exempte de tout reproche, et cependant il n’était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni surmonter ni cacher l’antipathie involontaire qu’il lui inspirait.

      «Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon petit Corbeau?» (c’était le nom du cheval vendu à Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans cesse d’un objet à un autre…

      «Je vous ai vu le monter ce matin.

      — Mais il n’a rien de particulier, c’est un bon cheval, répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée sept cents roubles n’en valait pas la moitié… Il boite un peu de la jambe gauche de devant.

      — C’est le sabot qui se sera fendu: ce n’est rien, je vous apprendrai à y mettre un rivet.

      — Oui, apprenez-le-moi.

      — Oh! C’est bien facile, ce n’est pas un secret; quant au cheval, vous m’en remercierez.

      — Je vais le faire amener,» dit aussitôt Rostow pour se débarrasser de Télianine.

      Et il sortit.

      Denissow, assis par terre dans la pièce d’entrée, les jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace, en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une expression de dégoût, la chambre où était Télianine:

      «Je n’aime pas ce garçon-là,» dit-il sans s’inquiéter de la présence de son subordonné.

      Rostow haussa les épaules comme pour dire:

      «Moi non plus, mais qu’y faire?»

      Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de l’officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses petites mains blanches:

      «Et dire qu’il existe des figures aussi antipathiques!» pensa Rostow.

      «Eh bien, avez-vous fait amener le cheval? Demanda Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard indifférent.

      — Oui, à l’instant.

      — C’est bien… je n’étais entré que pour demander à Denissow s’il avait reçu l’ordre du jour d’hier; l’avez-vous reçu, Denissow?

      — Non, pas encore; où allez-vous?

      — Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment on ferre un cheval.»

      Ils entrèrent dans l’écurie, et, sa besogne faite, le lieutenant retourna chez lui.

      Denissow, assis à une table sur laquelle on avait posé une bouteille d’eau-de-vie et un saucisson, était en train d’écrire. Sa plume criait et crachait sur le papier. Quand Rostow entra, il le regarda d’un air sombre:

      «C’est à elle que j’écris…»

      Et, s’accoudant sur la table sans lâcher sa plume, comme s’il saisissait avec joie l’occasion de dire tout haut ce qu’il voulait mettre par écrit, il lui détailla le contenu de son épître:

      «Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n’a pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de la poussière, mais, lorsqu’on aime, on devient Dieu, on devient pur comme au premier jour de la création!… Qui va là? Envoie-le au diable, je n’ai pas le temps!»

      Mais Lavrouchka s’approcha de lui sans se déconcerter:

      «Ce n’est personne, c’est le maréchal des logis à qui vous avez dit de venir chercher l’argent.»

      Denissow fit un geste d’impatience


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