Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2). León Tolstoi

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Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2) - León Tolstoi


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éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d’Alexis; celui-ci d’ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son cœur, en l’apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, qui l’avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n’avait pas la force de la dissimuler.

      Anna crut sincèrement d’abord être mécontente de l’espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu’elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu’il n’y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s’empara de son cœur, combien ses illusions étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l’intérêt dominant de sa vie.

      Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l’Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l’entr’acte, quitta le fauteuil qu’il occupait pour monter à sa loge.

      «Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? – lui demanda-t-elle; puis elle ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de lui: – J’admire la seconde vue des amoureux, elle n’était pas là, mais revenez après l’Opéra.»

      Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s’assit près d’elle.

      «Et toutes vos plaisanteries d’autrefois, que sont-elles devenues? – continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion. – Vous êtes pris, mon cher!

      — C’est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c’est de ne pas l’être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir.

      — Quel espoir pouvez-vous bien avoir? Dit Betsy en prenant le parti de son amie: entendons-nous… – Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.

      — Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule.»

      Il savait fort bien qu’aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache.

      «Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? Lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer.

      — J’ai été occupé. De quoi? C’est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J’ai réconcilié un mari avec l’offenseur de sa femme. Oui, vrai!

      — Et vous avez réussi?

      — À peu près.

      — Il faudra me raconter cela au premier entr’acte, dit-elle en se levant.

      — C’est impossible, je vais au Théâtre français.

      — Vous quittez Nilsson pour cela? – dit Betsy indignée; elle n’aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.

      — Je n’y peux rien: j’ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.

      — Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.

      V

      «C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d’ailleurs, je ne nommerai personne…

      — Je devinerai, tant mieux.

      — Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté…

      — Des officiers de votre régiment, naturellement.

      — Je n’ai pas dit qu’ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.

      — Traduisez: gris.

      — C’est possible… vont dîner chez un camarade; ils étaient d’humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant: ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s’arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à l’étage supérieur, et ils n’aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds.

      — Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.

      — De quoi m’accusiez-vous tout à l’heure? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d’adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu’ils n’auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des mamselles au-dessus?» Il y en a beaucoup. – Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur.

      — Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles? – Après.

      — Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu’ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu’il n’y a dans l’appartement que sa femme.

      — Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? Demanda Betsy.

      — Vous allez voir. Aujourd’hui j’ai voulu conclure la paix.

      — Eh bien, qu’en est-il advenu?

      — C’est le plus intéressant de l’affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d’un conseiller et d’une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j’ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n’était rien.

      — Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée?

      — Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu’il convenait: «Nous sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu.» Le conseiller titulaire a l’air de vouloir s’adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu’il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise: ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le conseiller titulaire s’adoucit encore: «J’en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé…» Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le point d’aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère


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