Couscous Crème fraîche. Iris Maria vom Hof

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Couscous Crème fraîche - Iris Maria vom Hof


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« T’es trop bête, toi », répond le père avec impatience, « fais le calcul : vous les grands, vous faisiez encore dans votre froc, on pouvait vous emmener nulle part, ça puait tout de suite comme dans une porcherie. Katy était toujours pendue aux nichons de la mère, et elle voulait avoir la paix pour une fois. Toi, gamine, tu chialais jour et nuit. » Tandis que Gérard, Denis et Katy font semblant d’en avoir quelque chose à foutre de cette vieille histoire, le père prend le petit dernier sur ses épaules pour qu’il voie mieux : « Regarde bien, Laurent, p’tit gnome ! T’es le seul qui étais là avec nous à l’époque, mais tu pouvais rien voir, t’étais encore dans le ventre de ta mère » Le père se tord de rire et se touche les couilles en un geste incroyablement vulgaire. « Vous êtes vraiment trop cons, allez vous faire foutre ! Je vais aller boire un coup ! » Il repose Laurent par terre et prend le chemin du café. Siffler quelques bières avec les habitués. Jouer au tiercé. +++ « Allez, les gosses, on rentre ! » les commande Gérard, « et plus vite que ça ! Arabes, non mais ça va pas la tête, Katy ? T’as pas honte ?! » « Arrête de faire ton important ! » Le remballe Katy. Elle passe sous le bras de Gérard qui lui barrait le chemin. Katy en a ras le bol. Et tous ces gens, là, ils font chier ! Katy n’a pas l’habitude d’en voir autant à la fois. Ceux de gauche la bousculent, ceux de derrière la poussent. Non mais quels cons ! Mais le plus chiant, c’est encore sa propre meute. Y a pas quelqu’un qui peut réagir normalement dans cette famille ? Non. Cette bande d’abrutis ne connaît qu’une chose : les coups, de haut en bas. Brasil, lalalalalalalala. Ça fait des semaines que Katy n’arrive plus à dormir. Jusqu’à présent, elle s’est dite que c’était comme ça, c’est tout. On s’en fout. Après le père, c’est le frère aîné qui commande. Des frères, elle en a trois, dont deux qui viennent dans son lit quand les parents roupillent. C’est pas qu’elle est d’accord, hein ! Ah ça non. Elle n’est pas d’accord, mais elle ne peut pas les en empêcher. Ça peut plus durer. Je me casse. Je ne laisserai plus aucun de ces salauds me faire du mal. Cette histoire de rafiot rouillé a touché Katy, ça lui a fait peur, ça l’a horrifiée. Quatorze ans et le bateau est bon à mettre à la poubelle. Foutu. Quatorze ans, comme elle.

      Le Havre, mai 1974 +++++ Elle ne peut plus reculer, ni avancer. Katy rumine sa décision de se casser. Elle se trouve lâche. Peut-être qu’elle en est incapable ? Katy est complètement paumée. Pour se consoler, elle se colle devant la télé. La mère peut péter un câble, elle s’en fout. La larve peut se mettre debout sur la tête, elle ne l’empêchera pas de regarder chaque épisode de « Nans le berger ». Katy ne s’était encore jamais permis un truc pareil, mais elle a besoin de cette évasion. L’émouvante histoire se passe dans la région d’Aups, dans les montagnes. Nans vit dans une maison très ancienne, qui a toujours l’air bien tenue. Ce qui plaît particulièrement à Katy. On y voit des grottes dans lesquelles vont se perdre ces abrutis de moutons, et il y a aussi un lac magnifique, des oliviers et des sangliers. Plusieurs décennies d’histoires d’amour et de souffrances, et le cœur de Katy, en pleine puberté, aime et souffre avec les personnages. Oh oui. +++ Et puis un beau jour, Katy jette l’éponge, et se confie à l’assistante sociale de son école. Et voilà ! Katy ignore elle-même où elle a trouvé la force mentale de le faire. Elle est prête, c’est tout. Mademoiselle Brunou, une femme d’âge moyen, énergique, qui ne s’en laisse pas conter, attrape Katy pour l’examiner. « Mon Dieu, pauvre petite ! » Katy a des bosses énormes à la tête, des hématomes sur tout le corps, bleu-violet, des récents et des moins récents. Mademoiselle Brunou a déjà vu pas mal de choses dans sa carrière, mais la petite Ben Ali est vraiment brisée. On l’a brisée. Elle s’est fait tabasser pendant des années. Très probablement violer aussi. « Abus sexuels ? » chuchote l’assistante sociale. « Quoi ? » Katy ne connaît pas ce mot. « Est-ce que quelqu’un t’a touchée d’une manière que tu ne voulais pas, Katy ? » « Non, mademoiselle ! » Katy ne démolit pas ses frères, elle n’est pas comme ça. Katy ne souffle pas un mot des visites nocturnes des deux aînés. Madre mio, Katy ne parle pas non plus du papy branlette. Mademoiselle Brunou épargne l’adolescente bouleversée, elle ne lui pose pas d’autres questions. Décidée, courageuse, en bon défenseur de la justice, mademoiselle Brunou va droit vers son bureau, elle décroche son téléphone et appelle la police : « Brunou à l’appareil. J’ai besoin d’une intervention. Tout de suite ! » Une histoire banale, constate mademoiselle Brunou, ce n’est pas un enfant de l’amour, mais un enfant de l’assistance, qu’on traite comme une merde. « On va t’aider, ma petite. » +++ Katy n’en revient pas. C’est donc comme ça que ça marche ! C’est tout un programme qui se met en place, auquel Katy doit se soumettre. C’est elle-même qui l’a déclenché. Deux flics arrivent, ils disent à Katy de monter avec eux en voiture, et on la conduit à la maison. Katy tremble comme une feuille, tellement elle a peur. Le vieux va me réduire en bouillie. Qui sait si les deux flics vont réussir à lui tenir tête. +++ « Police ! Ouvrez ! » Pas difficile de deviner ce qui se passe de l’autre côté de la porte. On entend d’abord les pas du père, puis la porte de l’armoire, il prend sa carabine. Puis le pas chancelant de la mère. La porte s’ouvre brusquement. Au beau milieu de ses cris hystériques : « S’il vous plaît, s’il vous plaît messieurs, aidez-moi, mon mari est devenu fou… », la mère découvre Katy. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Non mais regardez-moi cette petite pétasse qui nous met les flics au cul ! » « Rassemble tes affaires » les policiers font signe à Katy de s’activer. En même temps, ils sortent leurs flingues et se précipitent sur Ben Ali : « Lâchez ce fusil ! Visage contre le mur ! Un pas en arrière ! », crie l’un. « Ecartez les jambes ! », crie l’autre. Katy traverse l’appartement, comme en transe, elle attrape un carton vide sous le lit de ses parents, y jette les quelques fringues qu’elle possède et revient vers la porte. « Ça y est ! » Et tandis que les deux policiers vérifient une dernière fois que Ben Ali ne cache pas un couteau ou une autre arme sur lui, la mère chuchote à sa fille : « Alors comme ça tu veux te barrer, espèce de sale bête. Tu finiras sur le trottoir à faire la pute, c’est tout ! » « Et ben c’est bien ! » Lui crie Katy en remontant dans la voiture des policiers, « je ferai la pute, alors. » Brasil. Ça ne pourra pas être plus terrible qu’ici. +++++ Le fait que les gens appellent l’embarcadère de l’énorme tas de rouille, dans le port du Havre, le « quai de l’oubli », semble justifier le départ de Katy. Sa fuite loin du délabrement, de la ruine, de l’abrutissement. Tout laisser derrière soi. Tout oublier. Une nouvelle vie. On installe Katy dans un petit appartement avec deux autres filles, Malou et Isa, dans le foyer de jeunes filles « Les Algues ». Le premier soir, lorsque Katy va se coucher, morte de fatigue, après le repas à la cantine, elle trouve sur son lit un drap propre, une taie d’oreiller, une couverture et deux serviettes de toilette. Trois lits, trois fois la même parure. Chacune des filles a ses propres affaires. Plus un compartiment dans l’armoire. Les lits de ses deux voisines ne sont pas faits, mais Katy s’en tape complètement. Si rien de pire n’arrive. Comment elles vont être, les deux autres ? En tout cas, deux filles, c’est déjà ça, pas de frère à l’horizon. Sur la porte de la chambre, on a agrafé une feuille A4 avec les règles et les obligations auxquelles les locataires doivent se soumettre. Les moins de seize ans peuvent sortir jusqu’à 22 heures, entre seize et dix-huit ans, c’est permission de minuit, à partir de dix-huit ans, on sort quand on veut. Pas de visites de garçons. Interdiction de fumer… etc. Hé, les gars, je n’y crois vraiment pas. Katy n’en revient pas. Elle se sent comme une princesse, elle est en sécurité. Personne ne viendra la déranger quand elle dort, personne ne la frappera, personne ne l’empêchera de se laver. Dans la douche, il y a une troisième brosse à dents pour Katy, la première de sa vie. Et au cas où quelqu’un voudrait savoir si elle est triste à cause de sa famille : pas le moins du monde, niente. Quand on réchappe à l’enfer, on ne va pas se mettre à chialer au paradis, non ? Et puis, elle n’a pas grand-chose à faire. Le petit-déjeuner et le repas du soir, elles le prennent au foyer. Les filles achètent elles-mêmes de quoi manger et boire dans la journée. Elles se paient des boîtes de conserve, des pâtes, grâce à l’argent de poche qu’elles reçoivent pour la semaine. Pas de conneries, les comptes sont faits au plus juste. Les plus jeunes, celles qui doivent encore aller à l’école, savent qu’elles ont eu une sacrée veine qu’on vienne les tirer de leur vie pourrie. Aucune


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