Les confessions. Jean-Jacques Rousseau
Читать онлайн книгу.de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d’hôtel me signifia mon congé de la part de M. le comte. C’était précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi l’extravagance de ma conduite, j’y ajoutais, pour m’excuser, l’injustice et l’ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait que, la tête m’ayant tourné, j’étais capable de n’en rien faire, le maître d’hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu’on m’avait destiné, et qu’assurément j’avais fort mal gagné; car ne voulant pas me laisser dans l’état de valet, on ne m’avait pas fixé de gages.
Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu’il était, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j’oserais presque dire les plus tendres, tant il m’exposa d’une manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m’offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m’avait séduit.
Il était si clair qu’il ne disait pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maître, et j’en fus touché: mais ce cher voyage était trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J’étais tout à fait hors de sens: je me raffermis, je m’endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que, puisqu’on m’avait donné mon congé, je l’avais pris, qu’il n’était plus temps de s’en dédire, et que quoi qu’il pût m’arriver en ma vie, j’étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant, comme si je venais d’emporter la plus grande victoire, et de peur d’avoir un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir sans aller remercier M. l’abbé de ses bontés.
Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance, à m’y livrer. Croirait-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or, écoutez.
L’abbé de Gouvon m’avait fait présent, il y avait quelques semaines, d’une petite fontaine de Héron, fort jolie, et dont j’étais transporté. À force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l’une pourrait bien servir à l’autre et le prolonger. Qu’y avait-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de Héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions, dans chaque village, assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un et l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que quand ils n’en gorgent pas les passants, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons, et l’eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances, et l’attente d’une fortune presque assurée, pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes brillants projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine: la fontaine se cassa près de Bramant, et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu’elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie, d’avoir oublié que nos habits et nos souliers s’useraient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d’arriver.
À Chambéry je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire, jamais homme ne prit si tôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l’accueil qui m’attendait chez Mme de Warens; car j’envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j’y étais, et en m’en félicitant, elle m’avait donné des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre aux bontés qu’on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu’allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte; mais je craignais le chagrin que j’allais lui donner je craignais ses reproches plus durs pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence et de tout faire pour l’apaiser. Je ne voyais plus dans l’univers qu’elle seule: vivre dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.
Ce qui m’inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit: il était plus fou que sot. Je crus qu’il s’affecterait de mon inconstance; j’eus tort; mon ami Bâcle ne s’affectait de rien. À peine, en entrant à Annecy, avions-nous mis le pied dans la ville, qu’il me dit: «Te voilà chez toi», m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette et disparut. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durèrent en tout environ six semaines, mais les suites en dureront autant que moi.
Que le cœur me battit en approchant de la maison de Mme de Warens! Mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d’un voile, je ne voyais rien, je n’entendais rien, je n’aurais reconnu personne; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avais besoin qui me troublait à ce point? À l’âge où j’étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur.
Dans le cours d’une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j’ai toujours vu du même œil l’opulence et la misère. Au besoin, j’aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à l’épreuve de la fortune, n’a connu de