Les confessions. Jean-Jacques Rousseau

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Les confessions - Jean-Jacques Rousseau


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Je me sentais humilié qu’elle osât se croire pour moi du même sexe que ces demoiselles. Enfin j’aimais mieux cet entrepôt-là que point, et je m’y tins à tout risque.

      Au premier mot la Giraud me devina: cela n’était pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n’aurait pas parlé d’elle-même, mon air sot et embarrassé m’aurait seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire: elle s’en chargea toutefois et l’exécuta fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j’y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l’aller lire et baiser à mon aise! Cela n’a pas besoin d’être dit; mais ce qui en a besoin davantage, c’est le parti que prit Mlle Giraud, et où j’ai trouvé plus de délicatesse et de modération que je n’en aurais attendu d’elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu’avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n’avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et dans tout l’éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.

      Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n’ayant aucune nouvelle de sa maîtresse, songeait à s’en retourner à Fribourg; elle l’y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu’il serait bien que quelqu’un la conduisît chez son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlèrent dès le même jour comme d’une affaire arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j’y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me défrayer; et, pour regagner d’un côté ce qu’elle dépensait de l’autre, à ma prière on décida qu’elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied, à petites journées. Ainsi fut fait.

      Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi. Mais comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m’a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j’aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre: identité qui se borne rarement là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq.

      Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât; et, quand cette idée me serait venue, j’étais trop sot pour en savoir profiter. Je n’imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu’il fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe, et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.

      En passant à Genève je n’allai voir personne, mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de cœur qui venait d’un excès d’attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté m’élevait l’âme, celles de réalité, de l’union, de la douceur des mœurs, me touchaient jusqu’aux larmes et m’inspiraient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étais, mais qu’elle était naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon cœur.

      Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si j’avais eu ce courage, j’en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge, et je l’allai voir à tout risque. Eh! que j’avais tort de le craindre! Son âme à mon abord s’ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d’abord que je revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu’il eut raison; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me ramener tout ce qu’il aurait pu faire, soit qu’après le pas que j’avais fait, il jugeât lui-même que je n’en devais pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il pourrait faire de moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptais m’arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j’avais fait venir par le bateau, et dont j’étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon père et d’avoir osé faire mon devoir.

      Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage les empressements de Mlle Merceret diminuèrent un peu. Après notre arrivée, elle ne me marqua plus que de la froideur, et son père, qui ne nageait pas dans l’opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil: j’allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain, ils m’offrirent à dîner, je l’acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs: je retournai le soir à ma gargote, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avais dessein d’aller.

      Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m’offrait précisément ce qu’il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à pleurer, et qui n’avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour moi; j’aurais pu l’épouser sans peine, et suivre le métier de son père. Mon goût pour la musique me l’aurait fait aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de très bonnes gens. J’aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j’aurais vécu en paix jusqu’à ma dernière heure; et je dois savoir mieux que personne qu’il n’y avait pas à balancer sur ce marché.

      Je revins non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n’ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me coûte rien à nourrir; mais, s’il faut prendre longtemps de la peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma portée me tente plus que les joies du Paradis. J’excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre; celui-là ne me tente pas, parce que je n’aime que des jouissances pures, et que jamais on n’en a de telles quand on sait qu’on s’apprête un repentir.

      J’avais grand besoin d’arriver où que ce fût, et le plus proche était le mieux; car, m’étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée, et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret sans un sol pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J’avais grand-faim; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin, et compté avec l’hôte, je voulus, pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa; il me dit que, grâce au Ciel, il n’avait jamais dépouillé personne, qu’il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins


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