Les Contes de nos pères. Paul Feval
Читать онлайн книгу.brave homme, s’écria Henriette, je suis accablée de fatigue, et j’ignore la route. Au nom de Dieu, ne me repoussez pas !
Le vieillard eut un instant d’hésitation.
– Le fait est que c’est un fait ! murmura-t-il enfin. La jeune dame a l’air fatiguée, et la nuit est noire comme la joue du diable… Allons !… entrez, madame… monsieur le marquis n’en saura rien.
Nos deux voyageuses ne se firent point répéter cette permission. Tandis que le vieux valet refermait soigneusement la porte, Henriette regardait autour d’elle, et il lui semblait que ce lieu ne lui était pas étranger.
– Monsieur n’en saura rien, répétait le bonhomme en poussant de son mieux les verrous ; il se fâcherait… Et Pierre-Paul qui ne revient pas ! faut qu’il y ait du nouveau là-dessous !… Entrez, ma jeune dame, et chauffez-vous. Jésus Dieu ! il y a un enfant… pauvre innocente créature !… Ah ! dame ! j’ai vu le temps où vous auriez été mieux reçue que cela ; mais faut se méfier, au jour d’aujourd’hui… L’enfant est joli, tout de même, et je lui souhaite du bonheur… Mais ce Pierre-Paul qui ne revient pas !
Henriette et sa servante s’approchèrent avidement du feu de bois vert qui brûlait dans la vaste cheminée de la cuisine. Leurs vêtements étaient trempés de pluie, et le petit Alain, qui tremblait de froid et de peur, reprit son sourire d’enfant joyeux en retrouvant la chaleur et la lumière. Henriette le baisa au front avec une tendresse passionnée.
– Chez qui sommes-nous, mon brave homme ? demanda-t-elle.
– Pierre-Paul ne revient pas ! répéta tristement le vieux valet, qui se nommait Bernard : – pour sûr, il y a du nouveau… Et Dieu sait ce que c’est que le nouveau, par le temps qui court !
– Madame vous demande chez qui nous sommes, dit Marguerite étonnée qu’on tardât à satisfaire sa maîtresse.
– Ça, c’est une autre affaire, répondit Bernard sans se presser. La prudence est la mère de toutes les vertus, et vous êtes peut-être la femme de quelque maudit… respect de vous tout de même !… de quelque maudit bleu.
– Je suis Henriette de Lanno-Carhoët, femme de monsieur de Thélouars.
– Jésus Dieu ! s’écria Bernard ; – la nièce de monsieur le marquis !… Et moi qui ne la reconnaissais pas !…
– Serais-je donc ici à Graives… chez mon oncle ? demanda Henriette.
– Notre bonne dame, dit humblement Bernard, je me fais vieux ; mes yeux se perdent, et puis, il y a si longtemps que je ne vous avais vue !… Sans mentir, vous avez fièrement grandi… Mais j’y pense, je vais prévenir monsieur le marquis.
Henriette l’arrêta.
– Ne troublez point le sommeil de mon oncle, dit-elle.
– Son sommeil ! répéta Bernard avec mystère et tristesse ; – il ne dort pas… il ne dort plus ! On dit que les serviteurs de Sa Majesté… je prie Dieu de les bénir… lui ont confié un dépôt, quelque chose de précieux… de plus précieux que l’argent et que l’or… Il garde, il veille, la nuit, le jour, sans cesse… Ah ! notre bonne dame, c’est un rude travail pour un homme de l’âge de monsieur le marquis !
Henriette ne comprenait pas parfaitement, mais elle n’eut pas le temps de demander des explications. Bernard, en effet, prit la résine qui brûlait, retenue par un bâton fendu, fiché dans la paroi intérieure de la cheminée, et se dirigea vers la porte. D’un geste respectueux, il invita la jeune dame à le suivre.
Blaise Houdé de Bellissant, marquis de Graives, était seul dans un grand salon carré, tapissé de haute lisse, et meublé avec cette magnificence ample, opulente, un peu trop cossue, qui caractérise le luxe breton. C’était un homme de grande taille, mais courbé par l’âge ; il atteignait alors les plus extrêmes limites de la vieillesse, et comptait près de cent ans. Des deux côtés de son front large et fier tombaient les mèches, touffues encore, d’une chevelure blanche comme la neige. Ses yeux éteints et voilés semblaient nager dans un milieu terne, sans reflets ; mais l’arc audacieusement dessiné de ses épais sourcils et les lignes sévères de sa bouche annonçaient que le temps n’avait point dompté l’inébranlable détermination de son caractère. Il était assis dans un fauteuil dont le haut dossier, renversé en forme de bateau, portait, brodé, l’écusson de Bellissant, burelé d’or et de gueules, au chef d’azur, chargé d’un buste de carnation issant d’un nuage d’argent. Auprès de lui, sur une table, reposaient son épée, un livre d’heures et un cornet acoustique. Le marquis de Graives était sourd. Dès que Bernard parut, le marquis se tourna vers lui avec une vivacité que ne promettait point son grand âge :
– Pierre-Paul est-il de retour ? demanda-t-il en appliquant le cornet à son oreille.
Bernard, tout en faisant un signe négatif, s’effaça et donna passage à Mme de Thélouars. Un nuage couvrit le front du vieillard qui, néanmoins, se leva aussitôt et fit quelques pas à la rencontre d’Henriette, qu’il ne reconnaissait pas.
– Mademoiselle de Lanno-Carhoët ! prononça distinctement Bernard.
– Madame ma nièce ! dit le vieillard avec étonnement.
– Monsieur mon oncle, balbutia Henriette, à qui M. de Graives avait toujours inspiré un respect mêlé d’une forte dose de crainte, – je vous prie de m’excuser… ma présence inattendue est peut-être un embarras.
Le marquis lui mit au front un grave et courtois baiser.
– La fille de feu ma bonne et estimée cousine est toujours la bienvenue au château de Graives, interrompit-il ; néanmoins, ma nièce, je ne puis dire que je sois aise de vous voir. Nous vivons dans un temps malheureux et plein de périls, et ma maison, entre toutes, est une retraite dangereuse… Asseyez-vous, madame ma nièce… du moins y trouverez-vous, durant tout le temps qu’il vous plaira d’y demeurer, une hospitalité franche et empressée.
– Je partirai demain, dit Henriette, glacée par ce froid accueil. En attendant, afin de ne vous point troubler, permettez que je me retire.
Le marquis, en guise de réponse, lui baisa la main et s’inclina.
Au moment où Henriette se dirigeait vers la porte, des coups violents et précipités retentirent au dehors. Bernard tressaillit, et M. de Graives, qui n’avait pas entendu, devina.
– Pierre-Paul ! dit Bernard.
– Va !… mais va donc vite ! cria le marquis avec une vivacité inquiète. Pardon, madame ma nièce, ajouta-t-il, en réprimant tout signe extérieur d’émotion.
Henriette demeurait immobile et ne songeait plus à sortir. Un instinct secret, instinct de mère, l’avertissait qu’un événement important allait avoir lieu.
M. de Graives s’était rassis, calme, grave, impassible comme devant. La porte s’ouvrit violemment, et un homme, trempé de sueur, de pluie et de boue, s’élança dans le salon. C’était Pierre-Paul.
– Ils viennent ! s’écria-t-il en entrant.
– Ils viennent ? répéta froidement le marquis.
– De Redon et de Vannes à la fois.
– Sont-ils loin encore ?
– Sur mes talons !… Au moment où je vous parle, le château doit être investi déjà.
– Combien sommes-nous ?
– Dix, répondit Bernard.
– Combien sont-ils ?
– Deux cents, répondit Pierre-Paul.
M. le marquis de Graives se leva. Sa taille avait retrouvé toute sa hauteur, son regard la flamme perçante et dominatrice des jours de la jeunesse.
– Que tout le monde quitte le château sur l’heure, dit-il d’une voix vibrante ; il en est temps encore. Quant à moi, mon poste est ici