Ma confession. Tolstoy Leo

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Ma confession - Tolstoy Leo


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pour accomplir mon désir – enseigner, – quoique je susse très bien au fond de mon âme que je ne pouvais rien enseigner de ce qui pouvait être nécessaire, ne sachant pas moi-même ce qu'il fallait entendre par là.

      Après un an passé dans ces organisations d'écoles, je partis encore une fois pour l'étranger, afin d'apprendre comment faire pour savoir enseigner aux autres, ne sachant rien soi-même.

      Et il me parut que j'avais appris cela à l'étranger, car, armé de toute cette grande sagesse, l'année de l'émancipation des serfs, je rentrai en Russie où, ayant occupé le poste de juge de paix, je commençai à enseigner, au peuple ignorant dans les écoles, et au peuple instruit dans le journal que je me mis à éditer.

      Tout paraissait bien marcher, mais je sentais que je n'étais pas tout à fait sain d'esprit et que cela ne pourrait pas se prolonger longtemps.

      J'en serais venu peut-être alors déjà à ce désespoir auquel j'arrivai quinze ans plus tard, si je n'avais pas envisagé un autre côté de la vie que je n'avais pas encore éprouvé et qui me promettait le bonheur: c'était la vie de famille.

Pendant une année, je rendis la justice, je m'occupai d'écoles et de journalisme, et je fus bientôt accablé de fatigue. Si insupportable devint la lutte pour la conciliation, si vaguement se manifesta mon activité dans les écoles, si répugnant m'était devenu mon échappatoire dans le journal, laquelle consistait toujours dans la même chose, dans le désir d'instruire et de cacher que je ne savais rien, que je tombai malade, plutôt moralement que physiquement.

      Alors j'abandonnai tout et je partis pour le désert, chez les Bashkirs, respirer l'air, boire le koumyss et vivre de la vie animale…

      Quand je revins, je me mariai.

      L'influence d'une vie de famille heureuse me détourna de toute recherche du sens général de la vie.

      Toute ma vie en ce temps-là se concentra sur ma famille, sur ma femme, sur mes enfants.

      Ainsi, par conséquence, grandit aussi le souci d'augmenter nos ressources pécuniaires.

      Ma première aspiration, celle de me rendre moi-même meilleur, avait fait place déjà auparavant à celle de concourir au progrès général; et maintenant je ne pensais plus qu'à ce qui serait le meilleur pour moi et ma famille.

      Ainsi passèrent quinze ans encore.

      Bien que je me rendisse compte du vide de la littérature actuelle, je continuais néanmoins à écrire pendant ces quinze ans. Je connaissais déjà l'attraction qu'exercent les lettres; j'avais goûté au plaisir de voir un mince travail si largement récompensé par l'argent et les applaudissements; de nouveau je subis la tentation et je m'y adonnai comme à un moyen d'améliorer ma position matérielle et d'assoupir dans mon âme toutes les questions sur le sens de ma vie à moi et de la vie en général.

      J'écrivais, enseignant ce qui était pour moi la seule vérité: qu'il fallait vivre de manière à se rendre soi-même et sa famille le plus heureux possible.

      Ainsi je vécus, mais il y a cinq ans que quelque chose d'étrange se manifesta en moi.

      D'abord ce furent des moments de perplexité, d'arrêt de la vie, comme si je ne savais pas comment vivre, quoi faire, et je me sentis perdu et je tombai dans l'abattement. Mais cela passait et je continuais à vivre comme auparavant.

      Ensuite ces moments de perplexité se renouvelèrent toujours plus fréquemment sous la même forme.

      Ces arrêts de vie se manifestaient toujours par les mêmes questions:

      – Pourquoi?

      – Et quoi après?

Il me sembla tout d'abord que ces questions venaient sans but et sans à-propos. Il me parut qu'elles étaient déjà connues et que, si je voulais un jour m'occuper de leur solution, cela me serait très facile, que le temps seul me manquait pour le faire et qu'aussitôt que je le voudrais j'étais sûr de trouver les réponses. Mais les questions commencèrent à se répéter toujours plus souvent; elles furent de plus en plus impératives. Les réponses étaient exigées et ces questions sans réponses tombant comme des points toujours sur la même place, s'accumulèrent en une grande tache noire.

      Il arriva ce qui se produit quand une maladie intérieure est sur le point de se déclarer.

      D'abord paraissent des symptômes insignifiants, des malaises auxquels le malade ne pas fait attention; ensuite ces symptômes se répètent de plus en plus souvent et finalement se résument en une souffrance unique et continue. La souffrance croît, et avant que le malade ait le temps de se reconnaître, il comprend que ce qu'il prenait pour un malaise est ce qui pour lui a le plus d'importance au monde, la Mort.

      La même chose m'arriva.

      Je compris que ce n'était pas un malaise accidentel, mais quelque chose de très grave et que, si les mêmes questions se répétaient toujours, c'était qu'il fallait y répondre.

      Et j'essayais de le faire.

      Les questions paraissaient d'abord si absurdes, si simples, si enfantines. Mais du moment que j'y touchai et que j'essayai de les résoudre, je fus instantanément convaincu que, premièrement ce n'étaient pas des questions enfantines ou imbéciles, mais que c'étaient les questions les plus graves et les plus profondes de la vie; et, secondement, que je ne pouvais, que j'aurais beau y penser, qu'il me serait impossible de les résoudre.

      Avant de m'occuper de ma terre de Samara, de l'instruction de mon fils, de la rédaction d'un livre, il fallait que je susse pourquoi je le ferais.

      Tant que je ne saurais pas pourquoi, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas vivre.

      Au milieu de mes pensées domestiques qui m'intéressaient beaucoup alors, tout à coup il me venait dans la tête la question:

      – C'est bien, tu auras six mille deciatines dans le gouvernement de Samara, – trois cents têtes de chevaux… Et après?

      Et j'étais complètement déconcerté et ne savais plus que penser.

      Ou bien, réfléchissant à la manière dont j'élèverais mes enfants, je me disais:

      – Pourquoi?

      Ou bien, supputant les moyens par lesquels le peuple pouvait arriver au bien-être, je me disais brusquement:

      – Et qu'est-ce que cela me fait?

      Ou bien, pensant à la gloire que mes ouvrages me procureront, je me disais:

      – C'est bien: tu seras plus célèbre que Gogol, Pouchkine, Shakespeare, Molière et que tous les auteurs du monde… Et après?..

      Et je ne pouvais rien et rien répondre.

      Ces questions n'attendent pas: il faut y répondre tout de suite; si on ne répond pas, on ne peut pas vivre.

      Et il n'y a pas de réponse.

      Je sentis que ce quelque chose sur quoi la vie repose se brisait, qu'il n'y avait plus rien où je pusse me retenir; que ce dont je vivais n'était déjà plus; que moralement je ne pouvais plus vivre.

      IV

      Ma vie s'arrêta.

      Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, car je ne pouvais pas ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir; mais la vie ne se manifestait pas en moi, puisque je ne sentais pas la raison de mes désirs ni la satisfaction de les voir accomplis.

      Si je voulais quelque chose, je savais d'avance que, mon désir fût-il réalisé ou non, rien n'en résulterait.

      Si une fée était venue et m'avait proposé d'accomplir mes vœux, je n'aurais su que dire.

      Si parfois, dans un moment d'ivresse de la pensée, il me venait comme une réminiscence de mes anciennes aspirations, je savais que ce n'était que supercherie, que je ne devais rien en attendre.

      Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité, puisque je devinais déjà en quoi elle consistait.

      La vérité est que la vie est un non-sens.

      J'avais vécu, travaillé, marché


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