L'enfance et l'adolescence. Tolstoy Leo

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L'enfance et l'adolescence - Tolstoy Leo


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franchi le portail de notre cour, papa ordonna aux chasseurs de suivre la grande route, et lui-même s'engagea dans le champ de seigle.

      Nous étions au plus fort de la moisson; le champ d'un jaune brillant s'étendait immense, à l'infini, borné seulement d'un côté, dans le lointain, par une haute forêt qui paraissait bleue, et qui me semblait le lieu éloigné et mystérieux où finissait le monde connu et commençaient les pays inhabitables.

      Tout le champ était couvert de meules et de moissonneurs. Derrière le seigle haut et touffu, on voyait par-ci par-là, dans un sillon moissonné, le dos courbé d'une glaneuse ramassant les épis pour les serrer dans sa main gauche; plus loin, à l'ombre, une femme inclinée sur un berceau, et des gerbes éparses sur le champ parsemé de bluets.

      De l'autre côté, les moissonneurs en manches de chemise, debout sur les chars, chargeaient les gerbes et répandaient un nuage de poussière sur le champ sec et incandescent.

      Le starosta (chef des serfs du village), debout dans ses hautes bottes, les manches de sa souquenille flottant sur ses épaules, et le bâton de la taille à la main, aperçut de loin mon père; il ôta son chapeau mou, en peau d'agneau, essuya sa barbe rouge et sa tête ruisselante de sueur avec un essuie-mains et se mit à gourmander les moissonneurs.

      Le petit cheval roux que montait papa marchait d'un pas léger et joyeux; il baissait de temps en temps la tête sur son poitrail et chassait de sa queue touffue les taons et les mouches qui se pressaient avec avidité sur ses flancs. Deux lévriers, la queue recourbée en forme de serpette, bondissaient en relevant les pattes avec grâce dans le chaume, derrière les pieds du cheval; Milka courait en avant, la tête penchée, attendant sa pâtée.

      Les voix des moissonneurs qui parlaient entre eux, le piétinement des chevaux, le roulement des chars, le cri joyeux des cailles, le bourdonnement des insectes qui planaient dans l'air en essaims immobiles, l'odeur de l'absinthe, de la paille et de la sueur des chevaux; le jeu des ombres et des teintes que le soleil brûlant répandait sur le chaume jaune-clair, sur le bleu vaporeux de la forêt, sur les nuages d'un lilas-pâle; les fils blancs de la vierge qui flottaient dans l'air ou pendaient aux tiges des épis … tout cela je l'ai vu, je l'ai entendu, je l'ai senti.

      A notre arrivée dans la forêt de Kalinova, nous trouvâmes la ligneïka et, ce qui nous réjouit par-dessus tout, un char attelé d'un cheval; au milieu était assis le domestique préposé à la garde du buffet. On apercevait, sous la paille, le samovar, un petit tonneau avec les moules pour les glaces et plusieurs autres boîtes et des paquets d'un aspect non moins appétissant. Il n'y avait plus de doute possible, nous allions prendre en plein air du thé, des glaces et des fruits. Aussi nous tous, enfants, nous saluâmes le char par des cris de joie; car, faire une collation sur la mousse, à une place où personne avant nous n'avait pris du thé ou des glaces, était un plaisir exquis.

      Le piqueur Tourka, avant de se diriger vers la clairière, s'arrêta, écouta attentivement les instructions détaillées que lui donnait mon père: où il devait s'embusquer, et quand il devait faire une sortie. Au reste, il n'agissait jamais qu'à sa tête. Il lâcha les chiens et, sans se hâter, se remit en selle, siffla, puis disparut sous les jeunes bouleaux. Ses chiens courants laissés libres exprimèrent d'abord leur joie par des frétillements de queue; puis ils se secouèrent, s'étirèrent et, après s'être flairés mutuellement, partirent au petit trot dans toutes les directions.

      «As-tu un mouchoir?» me demanda papa.

      Je tirai mon mouchoir de ma poche et le lui montrai.

      «Bien, passe-le au cou de ce chien gris.

      – Au cou de Giran? dis-je d'un air entendu.

      – Oui, et cours sur la route. Quand tu arriveras à la clairière, arrête-toi et ouvre bien les yeux … gare à toi si tu reviens sans lièvre!»

      Je roulai mon mouchoir autour du col velu de Giran et me mis à courir à toutes jambes vers l'endroit désigné.

      «Vite, vite, criait mon père en riant, sinon le lièvre ne t'attendra pas.»

      Giran s'arrêtait sans cesse, dressait les oreilles et écoutait la voix des chasseurs excitant les chiens. Je n'étais pas assez fort pour l'entraîner, je me mis à crier: «Hare, hare!» Alors mon compagnon partit avec une telle ardeur, que je ne pouvais plus le retenir et que je tombai plusieurs fois à terre avant d'arriver à l'endroit indiqué.

      Après avoir choisi entre les racines d'un haut chêne une place ombragée et commode, je m'étendis sur le sol et je fis coucher Giran à mes côtés, puis j'attendis le lièvre. Mon imagination, comme toujours en pareille occurrence, s'envola bien au delà de la réalité; je me figurais déjà que je chassais mon troisième lièvre lorsqu'un des chiens courants donna l'éveil.

      La voix de Tourka, de plus en plus forte et animée, retentissait dans la forêt, les chiens courants poussaient des cris plaintifs de plus en plus fréquents … une autre voix de basse vint se joindre à la première, puis une troisième, une quatrième … puis des silences, les voix s'interrompaient l'une l'autre … puis elles devinrent plus bruyantes et continues, et enfin se confondirent dans un bruit sonore, un roulement sans fin. L'île était remplie d'échos, et les chiens y allaient de bon cœur.

      A l'ouïe de tous ces cris je restai cloué à ma place, les yeux fixés éperdument sur la lisière du bois; je souriais comme un insensé, la sueur ruisselait de mon front, de grosses gouttes coulaient sur mon menton, me chatouillaient, et pourtant je ne les essuyais pas. Il me semblait que le moment décisif était arrivé; cette tension de nerfs était trop peu naturelle pour durer longtemps. Tantôt les chiens courants poussaient des hurlements dans la clairière, tantôt ils s'éloignaient de moi; mais j'avais beau regarder de tous côtés, je ne voyais point de lièvre. Giran n'était pas moins surexcité que moi; d'abord il s'efforça de s'échapper de mes mains, puis il poussa des cris plaintifs, ensuite il se coucha près de moi, posa son museau sur mes genoux et se tranquillisa.

      Près des racines dénudées de mon chêne, sur la terre aride et grise, entre les feuilles sèches, les glands, les branches mortes et verdissantes, la mousse d'un vert jaunâtre et de rares brins d'herbe, grouillait tout un peuple de fourmis; l'une après l'autre elles se pressaient sur les chemins battus qu'elles s'étaient frayés; les unes portaient des fardeaux, les autres passaient librement. Je pris une petite branche, et je leur coupai le passage. Il fallait voir comment les unes méprisant le danger rampaient sous l'obstacle, comment d'autres le franchissaient en passant par-dessus; celles qui étaient chargées ne savaient que faire; elles s'arrêtèrent, cherchèrent un détour, rebroussèrent chemin ou gravirent bravement le brin de bois jusqu'à ma main, avec l'intention évidente d'entrer dans la manche de mon veston.

      Je fus distrait de ces observations intéressantes par un papillon aux ailes jaunes qui voltigeait devant moi, avec une grâce séductrice à laquelle je ne sus pas résister. Je venais à peine de le remarquer, lorsqu'il s'envola à deux pas de moi et se mit à décrire des courbes autour d'une fleur blanche et à demi fermée de trèfle sauvage, puis il s'y posa. Je ne sais si c'était parce qu'un rayon de soleil le réchauffait ou parce qu'il butinait sur cette plante, – mais je vis qu'il était parfaitement heureux. Il agita de temps en temps ses ailes, étreignit la fleur de plus près et finit par s'endormir tout à fait.

      Je pris ma tête dans les deux mains, et je le contemplai avec ravissement.

      Tout à coup Giran hurla et me tira avec tant de violence, que je faillis rouler à terre. Je regardai autour de moi; à la lisière du bois, tout près de nous, une oreille levée et l'autre couchée, un lièvre sautillait. Tout mon sang reflua au cerveau, je perdis la tête et je me mis à crier quelque chose d'une voix surnaturelle, je lâchai le chien et commençai à courir après lui. Mais aussitôt je compris mon étourderie, et je m'en repentis; quant au lièvre, il s'était déjà ramassé sur lui-même et d'un bond il disparut.

      Quelle ne fut pas ma honte, lorsque, après les chiens courants, qui criaient tous comme une seule voix dans la clairière, je vis passer Tourka! Il s'est aperçu de ma sottise! me dis-je. Il s'éloigna en me jetant un regard de mépris et cette seule interjection:

      «Hé, monsieur!»

      Mais


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