Les soirées de l'orchestre. Hector Berlioz

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Les soirées de l'orchestre - Hector Berlioz


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Nous arrivons au lieu de la scène… Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter…

      Le premier violon sifflant doucement entre ses dents: Sst! sst! ssss! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote; et fort peu touchante d'ailleurs. Allons, flûte française et sensible, retourne à tes pipeaux. J'aime mieux la sensibilité originale de notre timbalier, ce sauvage Kleiner, dont l'unique ambition est d'être le premier de la ville pour le trémolo serré et pour le culottage des pipes. Un jour… – Mais la pièce est finie, garde ton histoire pour demain. – Non, c'est bref, vous l'avalerez tout de suite. Un jour donc je rencontre Kleiner, accoudé sur la table d'un café et seul, selon sa coutume. Il avait l'air plus sombre qu'à l'ordinaire. Je m'approche: Tu parais bien triste, Kleiner, lui dis-je, qu'as-tu? – Oh! je suis… je suis vexé! – As-tu encore perdu onze parties de billard comme la semaine dernière? as-tu cassé une paire de baguettes ou une pipe culottée? – Non, j'ai perdu… ma mère. – Pauvre camarade! j'ai regret de t'avoir questionné et d'apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. – (Kleiner, s'adressant au garçon du café): Garçon! une bavaroise au lait. – Tout de suite, monsieur. – (Puis continuant): Oui mon vieux, je suis bien vexé, va! ma mère est morte hier soir, après une agonie affreuse qui a duré quatorze heures. – (Le garçon revient): Monsieur, il n'y a plus de bavaroises. – (Kleiner frappant sur la table un violent coup de poing, qui en fait tomber avec fracas deux cuillers et une tasse): Allons!!! autre vexation!!! – Voilà de la sensibilité naturelle et bien exprimée!

      Les musiciens partent d'un éclat de rire tel, que le chef d'orchestre, qui les écoutait, est forcé de s'en apercevoir et de les regarder d'un œil courroucé. Son autre œil sourit.

      DEUXIÈME SOIRÉE

      LE HARPISTE AMBULANT, nouvelle du présent. – EXÉCUTION D'UN ORATORIO. – LE SOMMEIL DES JUSTES.

      Il y a concert au théâtre.

      Le programme se compose exclusivement d'un immense oratorio, que le public vient entendre par devoir religieux, qu'il écoute avec un silence religieux, que les artistes subissent avec un courage religieux, et qui produit sur tous un ennui froid, noir et pesant comme les murailles d'une église protestante.

      Le malheureux joueur de grosse caisse, qui n'a rien à faire là-dedans, s'agite avec inquiétude dans son coin. Il est le seul aussi qui ose parler avec irrévérence de cette musique, écrite, selon lui, par un pauvre compositeur, assez étranger aux lois de l'orchestration pour ne pas employer le roi des instruments, la grosse caisse.

      Je me trouve à côté d'un alto; celui-ci fait assez bonne contenance pendant la première heure. Après quelques minutes de la seconde, toutefois, son archet n'attaque plus que mollement les cordes, puis l'archet tombe… et je sens un poids inaccoutumé sur mon épaule gauche. C'est celui de la tête du martyr qui s'y repose sans s'en douter. Je m'approche, pour lui fournir un point d'appui plus solide et plus commode. Il s'endort profondément. Les pieux auditeurs, voisins de l'orchestre, jettent sur nous des regards indignés. Grand scandale!.. Je persiste à le prolonger en servant d'oreiller au dormeur. Les musiciens rient. «Nous allons sommeiller aussi, me dit Moran, si vous ne nous tenez éveillés de quelque façon. Voyons, un épisode de votre dernier voyage en Allemagne! C'est un pays que nous aimons, bien que ce terrible oratorio vienne de là. Il doit vous y être arrivé plus d'une aventure originale. Parlez, parlez vite, les bras de Morphée s'ouvrent déjà pour nous recevoir. – Je suis chargé ce soir, à ce qu'il paraît, de tenir les uns endormis et les autres éveillés? Je me dévouerai donc, s'il le faut, mais quand vous répéterez l'histoire que je m'en vais vous dire, histoire peut-être un peu décolletée par-ci par-là, ne dites pas de qui vous l'avez apprise; cela achèverait de me perdre dans l'esprit des saintes personnes dont les yeux de hibou me fusillent en ce moment. – Soyez tranquille, répond Corsino, qui est sorti de prison, je dirai qu'elle est de moi.»

      LE HARPISTE AMBULANT

      NOUVELLE DU PRÉSENT

      Pendant une de mes excursions en Autriche, au tiers de la distance à peu près qui sépare Vienne de Prague, le convoi dans lequel je me trouvais fut arrêté sans pouvoir aller plus avant. Une inondation avait emporté un viaduc: une immense étendue de la voie étant couverte d'eau, de terre et de gravois, les voyageurs durent se résigner à faire un long détour en voiture pour aller rejoindre l'autre tronçon du chemin de fer rompu. Le nombre des véhicules confortables n'était pas grand et je dus même m'estimer heureux de trouver un chariot de paysan garni de deux bottes de paille, sur lequel j'arrivai au point de ralliement du convoi, moulu et gelé. Pendant que je tâchais de me dégeler dans un salon de la station, je vis entrer un de ces harpistes ambulants, si nombreux dans le sud de l'Allemagne, qui possèdent quelquefois un talent supérieur à leur modeste condition. Celui-ci s'étant placé à l'un des angles du salon en face de moi, me considéra attentivement pendant quelques minutes, et, prenant sa harpe comme pour l'accorder, répéta tout doucement plusieurs fois, en forme de prélude, les quatre premières mesures du thème de mon scherzo de la Fée Mab; il m'examinait en dessous, en murmurant ce petit dessin mélodique. Je crus d'abord à un hasard qui avait amené ces quelques notes sous les doigts du harpiste, et pour m'en assurer, je ripostai en chantonnant les quatre mesures suivantes, auxquelles, à mon grand étonnement, il répliqua par la fin de la période très-exactement. Alors nous nous regardâmes tous les deux en souriant. « – Dove avete inteso questo pezzo? lui dis-je. Mon premier mouvement dans les pays dont je ne possède pas la langue est toujours de parler italien, m'imaginant en pareil cas que les gens qui ne savent pas le français doivent comprendre la seule langue étrangère dont j'aie appris quelques mots. Mais mon homme: «Je ne sais pas l'italien, monsieur, et ne comprends pas ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire. – Ah! vous parlez français! Je vous demandais où vous avez entendu ce morceau. – A Vienne, à l'un de vos concerts. – Vous me reconnaissez? – Oh! très-bien! – Par quel hasard, et comment êtes-vous entré à ce concert? – Un soir, dans un café de Vienne où j'allais jouer ordinairement, je fus témoin d'une querelle qui s'éleva entre des habitués du café au sujet de votre musique, querelle si violente que je crus un instant les voir argumenter à coups de tabouret. Il y fut surtout beaucoup question de la symphonie de Roméo et Juliette, et cela me donna une grande envie de l'entendre. Je me dis alors: Si je gagne aujourd'hui plus de trois florins, j'en emploierai un à acheter demain un billet pour le concert. J'eus le bonheur de recevoir trois florins et demi, et je satisfis ma curiosité. – Ce scherzo vous est donc resté dans la mémoire? – J'en sais la première moitié et les dernières mesures seulement, je n'ai jamais pu me rappeler le reste. – Quel effet vous a-t-il produit quand vous l'avez entendu? dites-moi la vérité. – Oh! un singulier, très-singulier effet! Il m'a fait rire, mais rire tout de bon et sans pouvoir m'en empêcher. Je n'avais jamais pensé que les instruments connus pussent produire des sons pareils, ni qu'un orchestre de cent musiciens pût se livrer à de si amusantes petites cabrioles. Mon agitation était extrême, et je riais toujours. Aux dernières mesures du morceau, à cette phrase rapide où les violons partent en montant comme une flèche, je fis même un si grand éclat de rire, qu'un de mes voisins voulut me faire mettre à la porte, pensant que je me moquais de vous. En vérité pourtant je ne me moquais pas, au contraire; mais c'était plus fort que moi. – Parbleu, vous avez une manière originale de sentir la musique, je suis curieux de savoir comment vous l'avez apprise. Puisque vous parlez si bien le français et que le train de Prague ne part que dans deux heures, vous devriez en déjeunant avec moi me conter cela. – C'est une histoire très-simple, monsieur, et peu digne de votre attention; mais si vous voulez bien l'écouter, je suis à vos ordres.

      Nous nous mîmes à table, on apporta l'inévitable vin du Rhin, nous bûmes quelques rasades, et voici, à peu d'expressions près, en quels termes mon convive me fit l'histoire de son éducation musicale, ou plutôt le récit des événements de sa vie.

      HISTOIRE DU HARPISTE AMBULANT

      Je suis né en Styrie: mon père était musicien ambulant, comme je suis aujourd'hui. Après avoir parcouru pendant dix ans la France et y avoir amassé un petit pécule,


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