Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 4). Austen Jane
Читать онлайн книгу.et qu'elle allait l'emmener. La bonne grand'mère fut du même avis, et dit qu'elle avait d'abord jugé la maladie de Maria plus sérieuse qu'Elinor ne voulait le croire; qu'elle la couvait depuis long-temps; qu'il était inoui qu'elle n'eût pas succombé plus tôt à son chagrin; mais que c'était cela qui à présent conduisait bien sûrement cette pauvre fille au tombeau, et que la première chose à faire était que Charlotte partît avec son enfant. M. Palmer fut demandé; il affecta d'abord de tourner en ridicule les craintes de ces dames, mais dans le fond il en était tellement saisi lui-même, qu'il alla aider au cocher pour qu'il eût plus tôt attelé, défendit qu'on sortît l'enfant de la chambre avant le moment de partir, et le porta lui-même en courant, de peur qu'il ne respirât le mauvais air en passant devant la chambre de Maria. Dans moins d'une demi-heure, depuis l'arrivée de M. Harris et le mot terrible de contagion sorti de sa bouche, la mère, l'enfant et la nourrice en étaient à l'abri; ils se rendaient chez une tante de M. Palmer, qui demeurait quelques milles en-deçà de Bath. Charlotte aurait bien voulu aussi emmener son mari et sa mère. Le premier lui promit de la rejoindre dans un jour ou deux; mais madame Jennings, avec une bonté de cœur qui redoubla l'amitié et la reconnaissance d'Elinor, déclara qu'elle ne quitterait pas Cleveland pendant que Maria y serait malade, et qu'elle était décidée à remplacer auprès d'elle la mère à qui elle l'avait ôtée. Elinor trouva constamment, dans cette excellente femme, une aide zélée, active, désirant partager toutes ses fatigues; et lui étant souvent utile par sa longue expérience des soins nécessaires aux malades.
La pauvre Maria avait vraiment grand besoin des tendres soins de sa sœur et de son amie; La maladie eut son cours accoutumé. Elle se sentait elle-même assez généralement souffrante pour être docile aux avis de ses gardes; elle ne pouvait plus dire, comme le premier jour, je serai mieux demain, ni espérer de se rétablir avant bien des jours, et peut-être des semaines, si même elle se rétablissait. Eh! dans quel moment ce mal l'avait-il atteinte? lorsque tout était prêt pour aller rejoindre à Barton leur bonne mère: leur départ de Cleveland avait été fixé au lendemain. Madame Jennings voyant l'impatience de Maria, leur avait offert sa voiture jusqu'à Barton, où elles comptaient arriver au plus tard le surlendemain, de bonne heure, et causer une surprise agréable à leur mère; et lorsqu'elle pouvait parler, c'était pour se lamenter du délai forcé que sa maladie apportait à ce trajet. Elinor tâchait de la consoler en lui disant ce qu'elle croyait elle-même, qu'elle serait bientôt rétablie.
Les deux jours suivans ne produisirent aucun changement dans son état; elle n'était pas pis, mais elle n'était pas mieux, et la faiblesse augmentait. M. Palmer se laissa persuader malgré lui de joindre sa femme. Son humanité et sa politesse lui ordonnaient de rester pour veiller à ce qu'il ne manquât rien. Il craignait aussi le ridicule de se donner l'air pusillanime en évitant un danger incertain; mais enfin sa promesse à Charlotte, le désir de revoir son enfant, l'ennui d'être seul avec madame Jennings et le colonel Brandon (Elinor ne quittait pas un instant sa sœur) l'engagèrent à partir. Le colonel voulait en faire autant par discrétion; mais madame Jennings, qui n'était pas fâchée, dans ses momens de liberté, d'avoir quelqu'un avec qui elle pût causer et jouer au piquet, trouva qu'il devait à sa bien-aimée Elinor de partager ses inquiétudes, et le pressa si fort de rester, qu'il y consentit. Son cœur était bien de moitié dans ce désir: laisser celle qu'il adorait et l'amie qu'il chérissait, dans un état aussi cruel, c'était presque au-dessus de ses forces. M. Palmer aussi lui demanda comme une grâce de le remplacer à Cleveland: si la maladie tournait mal, dit-il, ces dames auraient besoin d'un ami; et l'on juge combien cette seule supposition déchirait le cœur du colonel. Maria ignorait tout, et ne parut pas surprise de ne point voir madame Palmer. Il y a même apparence qu'uniquement occupée de deux objets, sa mère et Willoughby, elle l'avait complètement oubliée.
Deux autres jours s'écoulèrent depuis le départ de M. Palmer; et la situation de la malade était toujours aussi critique. M. Harris qui venait deux fois par jour, donnait des espérances qu'Elinor saisissait avec avidité; mais madame Jennings et le colonel n'osaient pas s'y livrer. La première faisait des songes, avait des pressentimens qui ne l'avaient jamais trompée; le colonel se rappelait plus que jamais la ressemblance frappante entre Maria et son Elisa, et se croyait destiné à perdre encore cet objet de son second amour. Il appelait en vain à son secours et la raison, et la jeunesse, et la bonne constitution de Maria, et l'avis du médecin: rien ne pouvait le rassurer, et dans ses momens de solitude, il s'abandonnait à la plus noire mélancolie et ne croyait pas revoir jamais Maria. Cependant, dans la matinée du troisième jour, ils reprirent tous plus d'espérance. Quand M. Harris arriva, il déclara qu'il trouvait Maria beaucoup mieux. Le pouls était plus fort, plus réglé, et chaque symptôme plus favorable qu'à sa dernière visite. Elinor était au ciel en l'entendant parler ainsi, et se félicita de ce que dans ses lettres à sa mère elle avait suivi son propre jugement plutôt que celui de ses amis, en lui parlant du mal de Maria comme d'une légère indisposition qui retardait leur départ de Cleveland, et en fixant presque le moment où Maria serait assez bien pour entreprendre le voyage.
Mais la journée ne finit pas aussi heureusement qu'elle avait commencé. Sur le soir, Maria parut plus malade qu'elle ne l'avait encore été; et la fièvre et l'insupportable douleur de tête et les frissons revinrent avec plus de force. Elle avait voulu se lever une heure ou deux sur une chaise longue pour qu'on refît son lit; elle demanda elle-même à y rentrer, et n'y fut pas plus tranquille. Elinor voulait attribuer cet état à la fatigue, et lui administra les cordiaux prescrits par le médecin; elle eut enfin la satisfaction de la voir tomber dans un sommeil dont elle attendait les meilleurs effets; mais il ne fut pas aussi bienfaisant qu'elle l'avait espéré. Quoiqu'elle eût déjà veillé la nuit précédente, Elinor ne voulut pas entendre parler de quitter sa sœur avant son réveil, et s'assit à côté du lit pour observer tous ses mouvemens. Madame Jennings n'était pas très-bien elle-même, et se coucha. Elinor voulut que Betty, qui était une excellente garde, ne quittât point sa maîtresse; elle resta donc seule avec Maria, dont le sommeil était toujours plus agité. On entendait des plaintes inarticulées sortir de ses lèvres brûlantes, elle changeait à tout moment de posture. Elinor hésitait s'il ne valait pas mieux l'éveiller que de la laisser dans un sommeil aussi pénible, quand tout à coup un bruit accidentel dans la maison la réveilla en sursaut. Elle se leva sur son séant, et s'écria avec un son de voix très altéré et de l'égarement dans les yeux:
– Est-ce maman? Ne vient-elle pas? O maman! maman!
– Non, ma chère, pas tout-à-fait encore, lui dit doucement Elinor en l'aidant à se recoucher; soyez tranquille, mon cher amour, elle sera ici avant qu'il soit long-temps.
– Qu'elle vienne, qu'elle arrive, s'écria Maria en délire, ou bien elle ne retrouvera plus son enfant. Elinor, dites-lui de venir ce soir même; mais qu'elle ne passe pas à Londres, il la tuerait aussi, car il veut que je meure! Il est venu avec sa femme, dans son caricle, tout exprès pour me tuer; ils m'ont écrasée, brisée; si vous saviez ce que je souffre! Maman me guérira; allez la chercher, Elinor; mais lui et cette femme empêchez-les d'entrer. Je ne veux pas les voir; je ne veux voir que vous et maman.
Elinor vit avec douleur qu'elle n'était plus à elle-même; elle lui tâta le pouls, il était extrêmement agité, on ne pouvait pas compter les battemens, et le délire augmenta avec une telle rapidité, qu'Elinor fut vivement alarmée. Maria ne la reconnaissait plus; tantôt elle la prenait pour sa mère et l'embrassait avec ardeur en lui disant les choses les plus touchantes et les plus incohérentes; tantôt elle la repoussait avec horreur en la prenant pour madame Willoughby, qu'elle ne nommait jamais. Enfin Elinor se décida à envoyer chercher sans retard M. Harris, et à dépêcher un exprès à Barton pour faire venir sa mère. Elle voulut consulter à cet effet le colonel Brandon, et laissant un moment sa sœur aux soins de Betty, elle se hâta de descendre au salon, où elle savait qu'il restait très-tard.
Elle le trouva en effet, et lui communiqua ses craintes, craintes qu'il avait déjà depuis long-temps. Il l'écouta dans un sombre désespoir; ce qu'il aurait pu dire aurait été bien faible pour ce qu'il sentait; mais à peine eut-elle articulé le désir d'envoyer un messager à madame Dashwood, qu'il prit vivement la parole pour lui offrir de se charger lui-même de cette commission. Elinor ne fit nulle résistance, nul compliment, cette offre répondait trop bien