Julia de Trécoeur. Feuillet Octave

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Julia de Trécoeur - Feuillet Octave


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rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat, mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à son heure. Tout dépend de la force de la tentation… Vous-même, quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité, êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui les domine?.. Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre un crime?

      – Non, dit Lucan; et vous?

      – Moi… je n'ai aucun mérite… je n'ai pas de passions… J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né exemplaire… Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule différence… et ça ne me coûte pas du tout… Allons-nous chez Clodilde?

      – Allons!

      Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès de sa mère, quand elle les savait là.

      Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée, mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde, comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait fait confidence à sa mère.

      Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume. Au moment où ils se séparaient:

      – A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie… Je vais voyager.

      – Voyager! où ça?

      – Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.

      – Quelle drôle de chose!.. Vous serez longtemps?

      – Deux ou trois mois.

      – Quand partez-vous?

      – Demain.

      – Seul?

      – Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce pas?

      L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son cabinet.

      – Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret, vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne ressemble à rien… Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous allez vous battre hors frontières?

      – Bah!.. Je vous emmènerais, vous savez bien!

      – Une femme, alors?

      – Oui, dit sèchement Lucan.

      – Pardon de mon importunité, et adieu.

      – Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.

      – Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos secrets;… mais je ne comprends absolument pas le ton de contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez au sujet de ce voyage… Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;… et j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un terme.

      – Grand Dieu! murmura Lucan. – Eh bien, poursuivit-il avec un peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée… c'était si simple!..Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans bientôt… c'est, je crois, le terme consacré par l'usage… Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant l'épouser, et vous aurez grandement raison… Rien ne me paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de vous… Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente pendant quelque temps. Voilà tout.

      M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant brusquement et saisissant les deux mains de Lucan:

      – Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue.

      Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement:

      – Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je vous jure que vous y resterez longtemps!

      – Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.

      – Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je l'admire;… mais c'est une soeur pour moi, purement une soeur… Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous; seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si réfractaire, et dans ces derniers temps surtout… Mon Dieu, comme vous êtes pâle, George!

      Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux, et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur. Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée. Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles. S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan, elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes: elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la saveur de cette surprise.

      Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux, et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces électricités secrètes, et, malgré toutes les objections contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe, avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.

      Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la ravir. Chez de tels hommes,


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