Histoire de Sibylle. Feuillet Octave

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Histoire de Sibylle - Feuillet Octave


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sur son front une mélancolie étrangère à son âge. Son beau rire d'enfant, frais comme les cascades des bois, éveillait alors plus souvent les échos des vieux corridors. Elle montrait même volontiers, dans l'intimité de sa famille, une disposition d'esprit plaisante qui tournait quelquefois au burlesque. Cette sorte de jovialité, quand elle éclatait brusquement chez mademoiselle de Férias, formait, avec la gravité habituelle de sa physionomie, un contraste qui n'était pas sans grâce. S'il n'avait été adouci par un grand fonds de bienveillance naturelle, ce trait de caractère eût facilement dégénéré en humeur satirique; car Sibylle, comme une fine petite mouche qu'elle était, sous sa mine discrète et tranquille, avait le talent de saisir avec une vive sagacité les travers qui passaient sous ses yeux. Son goût pur sentait immédiatement le ridicule, de même qu'une oreille délicate sent les dissonances. Elle avait à peine un crayon dans les doigts que ce don de son esprit se révélait dans des esquisses informes, mais comiquement expressives. M. de Férias dut même un jour sévir assez durement à l'occasion d'un tableau de genre où les moustaches pudiques de madame de Beaumesnil et le nez romain du chevalier Théodore figuraient dans des proportions insoutenables.

      Madame de Beaumesnil, bien qu'elle ignorât cet incident, ne prenait, on s'en doute, qu'une très-faible part aux douces émotions que le succès de l'enseignement de miss O'Neil faisait régner dans le château de Férias. Ce n'était pas qu'elle ne fût ravie au fond, si on l'en croyait, que l'événement trompât ses prévisions; mais vraiment il y avait des gens qui étaient plus heureux qu'ils ne le méritaient. D'ailleurs il n'y a pas de bonne fin par de mauvais moyens, et enfin le dernier mot n'en était pas dit.

      – Et vous verrez, curé, qu'un jour ou l'autre il arrivera quelque chose, je ne sais pas quoi; mais il arrivera quelque chose qui rabattra l'orgueil des Férias, car enfin le bon Dieu est juste, et il ne le serait pas, s'il donnait raison jusqu'au bout à un entêtement si malavisé, à une charité si mal placée. Quant à vous, curé, je ne vous blâme pas; vos motifs étaient purs, je le sais: vous espériez convertir cette malheureuse créature; mais entre nous je crois que vos espérances sont depuis longtemps à vau-l'eau… hein? avouez-le, mon pauvre curé?

      Le curé l'avoua. Avec l'instinct sûr de la malignité, madame de Beaumesnil avait posé le doigt sur le point douloureux de ce brave coeur. Ce n'était pas, en effet, sans une profonde amertume, encore mal dissipée, que l'abbé Renaud avait dû renoncer au rêve glorieux dont il s'était bercé un instant, et dans lequel il s'était vu couronnant miss O'Neil du voile des catéchumènes; mais il avait suffi de deux ou trois entretiens avec l'Irlandaise pour reconnaître en elle un certain développement de lumières et une fermeté de principes contre lesquels il avait eu la modestie de ne pas engager la lutte. M. de Férias avait confirmé lui-même le curé dans ce système de réserve, lui disant avec politesse qu'il ne fallait rien précipiter, qu'il était bon de laisser mûrir les choses, et que miss O'Neil n'était pas un esprit ordinaire, ce qui ne paraissait pas signifier dans la pensée de M. de Férias que le curé fût un esprit extraordinaire.

      Ce digne homme d'ailleurs, dégagé de toutes les illusions qu'il avait d'abord caressées à l'égard de miss O'Neil, n'en apportait que plus d'application à la partie de l'éducation de Sibylle qui lui était dévolue. De ce côté, du moins, il n'éprouvait que des consolations. Il avait limité à l'enseignement de l'histoire sainte l'objet de ses leçons durant la première année, réservant pour la seconde les instructions dogmatiques du catéchisme. Or les grandeurs orientales de la Bible et ses touchantes légendes, les premiers temps du christianisme, leurs martyrs et leurs saints, parlaient vivement à l'imagination de Sibylle et éveillaient en elle une ferveur religieuse qui se substituait peu à peu à la vague poésie de son enfance. Ce n'étaient plus les fées aux robes d'or, les châteaux magiques et les princes chasseurs qu'elle évoquait dans les solitudes des bois; c'étaient les thébaïdes austères, les pâles ermites et les saintes bergères; c'était surtout ce Dieu mystérieux et imposant dont la puissance et la bonté, éclatant autour d'elle dans toutes les scènes de la nature, germant avec les herbes, grondant avec les tempêtes, resplendissant avec les étoiles, troublaient sa pensée et charmaient son coeur.

      L'enthousiasme religieux de Sibylle, bien qu'il fût en général pour le curé et pour les Férias une source de satisfaction et un sujet d'entretien délicieux, ne laissait pas de leur causer quelque embarras par les formes étranges sous lesquelles il se traduisait parfois. Il fallut un jour gronder sévèrement Sibylle, qui, se promenant dans l'avenue par une belle gelée, avait jugé sublime de se dépouiller de son manteau en faveur d'une petite mendiante, et y avait gagné un gros rhume. Une autre fois on la trouva faisant sa prière à genoux sur des mollettes d'éperons, afin d'imiter les austérités des saints dans les déserts. Il fut facile au reste de ramener au vrai un jugement aussi naturellement droit que celui de Sibylle, et quelques mots de bon sens eurent aisément raison de ces excès de zèle. Il arriva même plus d'une fois que M. de Férias eut lieu d'être surpris du caractère d'élévation et de pureté que revêtaient les élans de cette piété naissante. – Une année environ après l'arrivée de miss O'Neil au château, le vieux marquis, toujours levé avec l'aurore, respirait à sa fenêtre l'air salubre d'une matinée d'avril, quand il aperçut Sibylle s'acheminant seule vers le parc.

      – Où peut donc aller Sibylle de si bonne heure, ma chère? dit M. de Férias en se retournant vers la marquise. Je ne la croyais même pas levée, et la voilà en campagne. On dirait qu'elle se cache. Que porte-t-elle donc dans ce panier?

      – J'ignore, mon ami, ce qu'elle complote, dit la marquise; mais depuis quelques jours elle a eu de nombreuses conférences avec Jacques Féray. Hier elle s'est enfermée dans sa chambre pendant deux heures, et ce matin elle m'a emprunté mon brûle-parfums. Je n'en sais pas davantage.

      – Il faut la suivre, ma chère.

      M. et madame de Férias n'eurent point de peine à retrouver sur le sable soigneusement tamisé qui recouvrait les allées dans les environs du château la trace des pas de Sibylle, et cette piste légère les conduisit, après quelques minutes de marche, aux abords d'une clairière qui couronnait le point le plus élevé du parc. Ce site était à juste titre renommé dans le pays. Entouré d'une futaie d'arbres magnifiques, il s'ouvrait du côté de la mer sur les pentes doucement étagées d'une série de collines verdoyantes. Entre les croupes de ces collines, dont les deux chaînes parallèles se touchaient par la base, une vaste ravine étendait ses déclivités jusqu'à la plage, formant à l'horizon une baie triangulaire que l'Océan remplissait tantôt d'un azur radieux, tantôt d'un flot de moire argentée. Au centre de la clairière, un chêne colossal et miné par les siècles s'élevait solitairement; il couvrait de son ombre un des rares monuments laissés sur la côte normande par les cultes celtiques, une énorme table de pierre brute, d'un aspect étrangement sauvage, dont il semblait être le contemporain.

      M. et madame de Férias, comme ils approchaient de la clairière, s'arrêtèrent soudain au son de la voix de Sibylle, qu'ils entendirent à quelques pas d'eux. L'enfant s'exprimait sur le ton d'une réprimande animée et presque menaçante; puis elle cessa de parler, et l'instant d'après une odeur d'encens se répandit dans l'air. Le marquis et la marquise, dont la curiosité était alors vivement surexcitée, quittèrent le chemin, s'engagèrent dans la futaie et gagnèrent avec précaution le sommet du plateau. Ils aperçurent Sibylle agenouillée au pied du chêne et devant la table de pierre: ses yeux étaient dirigés vers le point de l'horizon où la mer se fondait avec le ciel, et ses lèvres entr'ouvertes semblaient prier. Au tronc du chêne étaient suspendues de grandes lettres figurées par un enlacement de violettes sauvages, et composant ce mot: – DIEU. – Sur la table de granit était posé le brûle-parfums qui laissait échapper un léger nuage de fumée, dont la spirale se déroulait lentement sur le bleu lointain de l'Océan. Un des traits les plus frappants de ce tableau, c'était la présence du fou Féray, qu'on voyait à quelque distance accroupi contre un arbre et observant Sibylle avec la mine en même temps humiliée et farouche d'un chien qu'on a battu.

      Devant cette scène, madame de Férias fondit en larmes, et, s'agenouillant sur le gazon, elle joignit son ardente prière à celle qui s'élevait vers le ciel du coeur pur de l'enfant. Cependant, M. de Férias était demeuré immobile, le front pensif et presque soucieux.

      – Qu'avez-vous


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