Histoire de Sibylle. Feuillet Octave
Читать онлайн книгу.s'unissait chez elle à une volonté tenace et en faisait ce qu'on nomme une bonne tête, douée de capacité pour les affaires. Fille d'un mince hobereau de campagne chargé d'enfants, elle paraissait destinée, comme elle l'eût dit elle-même, à coiffer sainte Catherine, patronne des vierges martyres, quand une amie avisée désigna une proie à son désespoir; c'était un honnête gentilhomme d'un canton voisin, nommé M. de Beaumesnil, riche et d'une ancienne famille, mais d'une simplicité d'esprit qui touchait à l'idiotisme. Elle se dit qu'elle épouserait cet imbécile, et, à sa gloire, elle l'épousa. M. de Beaumesnil, qui était loin de s'entendre en affaires comme sa femme, n'en fit pourtant pas une mauvaise en donnant son nom à mademoiselle Desrozais; car elle s'empara énergiquement de la direction d'une fortune embarrassée qu'elle remit sur un bon pied et qu'elle sut y maintenir. M. de Beaumesnil put désormais, en toute sécurité, s'abandonner à la douce somnolence qui occupait le plus souvent les intervalles de ses repas; le reste du temps, cet esprit mystérieux paraissait envisager la vie comme la chose la plus plaisante du monde, riant de tout et de rien. Il était du reste muet comme un poisson, si ce n'est quand il avait rêvé, car sa manie était de conter ses rêves. Quelquefois il lui arrivait de rêver qu'il était taureau; cette vision le charmait, on ne sait pourquoi, et il en régalait volontiers ses convives.
M. et madame de Beaumesnil n'eurent point d'enfants, et il faut avouer que cette circonstance n'avait rien de particulièrement désespérant pour l'humanité; mais elle fut des plus heureuses pour la parenté de madame de Beaumesnil: un de ses frères, Théodore Desrozais, qui se faisait appeler le chevalier pour se donner des airs de noblesse, ne tarda pas à fixer ses pénates dans le manoir de Beaumesnil. C'était un homme déjà mûr, avec un grand nez et de petits yeux, fécond en bons mots épicés qui faisaient rougir agréablement les dames au dessert. Pendant la semaine, il était tour à tour la terreur et l'idole des servantes du voisinage, et il chantait au lutrin le dimanche. Vint ensuite une cousine, Constance Desrozais, vieille fille grasse, souriante et servile, que madame de Beaumesnil utilisa sans mesure dans les travaux de l'intérieur; puis enfin une nièce, Clotilde Desrozais, dont le père venait d'être tué en Afrique, belle enfant brune, emportée, capricieuse, follement gâtée, et qui s'annonçait terriblement.
– Voyez-vous, curé, disait encore madame de Beaumesnil à son pasteur, confident assez ordinaire de ses pensées, mais de qui elle n'obtenait le plus souvent, pour rendre justice à ce brave homme, qu'une approbation molle et contrainte; voyez-vous, il n'y a que les enfants gâtés qui tournent bien; j'ai toujours remarqué cela. A quoi bon contrarier ces chers petits êtres? Ils ont assez le temps d'être contrariés dans la vie, pauvres amours! D'ailleurs, c'est manquer de confiance dans le bon Dieu, qui veille sur eux… Je sais que ce n'est pas l'idée des Férias, et ils ne se gênent pas pour me l'insinuer à propos de Clotilde, comme si la chère enfant devait nous reprocher un jour de l'avoir gâtée, quand, au contraire, elle a pour M. de Beaumesnil et pour moi un amour et un respect qu'on peut difficilement imaginer… N'est-ce pas, ma Clotilde adorée?
Mademoiselle Clotilde, qui avait alors de sept à huit ans et qui écoutait ce discours les bras croisés, assise en équilibre sur le plus haut barreau d'une chaise, allongea pour toute réponse sa langue rose entre ses dents acérées.
– Charmante espiègle! reprit sans se déconcerter madame de Beaumesnil; quelle franchise de nature! Quant aux Férias, nous verrons ce qu'ils feront de leur Sibylle avec toutes leurs simagrées d'éducation… Ce n'est déjà pas de si bon augure, ce nom de païenne qu'ils lui ont donné! Encore l'orgueil qui leur a soufflé cela… Retenez bien ce que je vais vous dire, curé; ils en feront une pimbêche à prétentions, comme sa pauvre mère!
On s'étonnera qu'une femme du caractère de madame de Beaumesnil, escortée d'une famille assortie, pût être admise dans l'intimité d'une maison comme celle de Férias, où régnaient un goût naturel, une élégance de race et une noblesse d'habitudes composant un milieu parfaitement distingué; mais un des principaux inconvénients de la province et de la vie de campagne, c'est qu'on y subit ses relations plus qu'on ne les choisit. D'ailleurs, madame de Beaumesnil, qui, malgré ses dédains, attachait un prix infini à vivre dans la familiarité des plus grands seigneurs du pays, avait assez de sens pour imposer aux siens et pour observer elle-même, en présence des châtelains de Férias, une réserve particulière de langage. En outre, elle s'épuisait, vis-à-vis d'eux, en prévenances obséquieuses par lesquelles ces excellentes gens se sentaient enchaînés. La tolérance naturelle à d'honnêtes esprits et la fatale nécessité d'un second au billard et d'un quatrième au whist, jeux auxquels se plaisait le vieux marquis et où triomphait le chevalier Théodore, achevaient d'expliquer la liaison choquante d'éléments si contraires.
III
SIBYLLE
Le comte et la comtesse de Vergnes, aïeuls maternels de Sibylle, qui demeuraient à Paris et y tenaient un grand état de maison, ne firent aucune difficulté de souscrire à la convention qui leur fut proposée par les Férias à la suite de l'événement qui plongeait dans le deuil leurs deux familles. Sibylle dut être élevée à la campagne pour venir habiter l'hôtel de Vergnes quand arriverait le moment de polir son éducation, de la présenter dans le monde et de songer à son mariage. La comtesse de Vergnes, en particulier, femme très-mondaine, encore jeune et qui croyait l'être un peu plus qu'elle ne l'était, accepta avec empressement une combinaison qui ajournait son rôle de grand'mère et en éloignait les apparences sensibles.
Nous sommes forcé d'avouer que les premières années de Sibylle-Anne de Férias n'offrirent rien de très-remarquable. L'enfant était jolie: elle avait de grands yeux d'azur habituellement doux et sérieux, mais qui prenaient une teinte plus foncée quand elle se livrait à ces bruyantes et mystérieuses colères qui s'apaisent dans les vagues incantations des nourrices. Sibylle, pour dire la vérité, était assez prodigue de ces transports, qui ne sont pas le charme principal de son âge. Un soir d'été, comme on venait de la poser dans son berceau, en face d'une fenêtre qu'on laissait ouverte à cause de l'extrême chaleur de la journée, elle fut prise d'un accès de fureur si véhément et si prolongé que la marquis et la marquise accoururent en même temps dans sa chambre. La nourrice avait épuisé toutes ses ressources sédatives, et déclarait n'y rien comprendre; la marquise chanta, le marquis gronda: l'enfant criait toujours et se pâmait.
– C'est réellement à n'y pas tenir! dit le marquis. Il faut qu'il y ait une épingle dans ses langes; voyez, nourrice!
– Non, mon ami, dit la marquise, ce n'est pas cela; elle veut quelque chose.
– Mais que veut-elle, ma chère? Tâchez de le découvrir, je vous en supplie, car, je le répète, on n'y tient pas!
– Mon ami, reprit la marquise, qui avait étudié avec la supériorité de son instinct maternel la direction des regards et des bras de l'enfant exaspérée, je sais ce qu'elle veut: elle veut une étoile.
– Dieu me pardonne, je crois que vous avez raison… Oui, cela est clair;… elle veut une étoile!
– Alors, dit la nourrice, il faut allumer un papier, monsieur le marquis, et le lui mettre dans la main.
– Non, non, dit le marquis, je n'entends point cela. Outre qu'il ne faut jamais mentir aux enfants, je ne céderai pas à ce caprice. Nourrice, ajouta-t-il d'un ton sévère, fermez la fenêtre.
Ce coup d'état fait et la fenêtre close, Sibylle-Anne, après un moment de réflexion, prit le parti de s'endormir, et rêva probablement qu'elle tenait son étoile dans son petit poing fermé.
Quand Sibylle put joindre la parole au geste, il n'y eut plus moyen de douter que cette jeune personne n'eût reçu de quelques méchante fée oubliée à sa naissance le don fatal de concevoir les fantaisies les moins raisonnables, et d'en exiger la satisfaction avec une ardeur impérieuse qui, devant l'obstacle, s'irritait jusqu'à la frénésie. Cette disposition vicieuse, malignement observée par la bonne madame de Beaumesnil, lui faisait le plus grand plaisir; elle désespérait en revanche la marquise de Férias.
– Convenez, mon ami, disait-elle en soupirant à son mari, qu'il y a du démon dans cet ange.
– Non, ma chère, répondait le vieux