Clio. Anatole France

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Clio - Anatole France


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comme il parlait bien, il fut approuvé. Le calme s'étant rétabli, Mégès dit au Vieillard:

      – Chante-nous, ami, la colère d'Achille et l'assemblée des rois.

      Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, poussa dans l'air épais de la salle les grands éclats de sa voix.

      Un souffle puissant s'exhalait de sa poitrine, et tous les convives se taisaient pour entendre les paroles mesurées qui faisaient revivre les âges dignes de mémoire. Et plusieurs songeaient: «Il est prodigieux qu'un homme si vieux, et desséché par les ans comme un cep de vigne qui ne porte plus ni fruits ni feuilles, tire de son sein une si puissante haleine.» Car ils ne savaient pas que la force du vin et l'habitude de chanter prêtaient au joueur de lyre les forces que lui refusaient ses tendons et ses nerfs affaiblis.

      Un murmure de louanges s'élevait par moments de l'assemblée comme un souffle du violent Zéphyr dans les forêts. Mais tout à coup la querelle des deux bouviers, un moment apaisée, éclata avec violence. Échauffés par le vin, ils se défiaient à la lutte et à la course. Leurs cris farouches couvraient la voix du chanteur qui vainement haussait sur l'assemblée la clameur harmonieuse de sa bouche et de sa lyre. Les pâtres amenés par Peiros et Thoas, agités par l'ivresse, frappaient dans leurs mains et grognaient comme des porcs. Ils formaient depuis longtemps deux bandes rivales et partageaient l'inimitié des chefs.

      – Chien! cria Thoas.

      Et il porta à Peiros un coup de poing sur la face qui fit jaillir abondamment le sang de la bouche et des narines. Peiros, aveuglé, heurta du front la poitrine de Thoas, qui tomba en arrière, les côtes brisées. Aussitôt les bouviers rivaux se précipitent, échangeant les injures et les coups.

      Mégès et les rois essayent en vain de séparer les furieux. Et le sage Oineus lui-même est repoussé par ces bouviers, qu'un Dieu a privés de raison. Les coupes d'airain volent de toutes parts. Les grands os des bœufs, les torches fumantes, les trépieds de bronze s'élèvent et s'abattent sur les combattants. Les corps mêlés des hommes roulent sur le foyer qui s'éteint, dans le vin des outres crevées.

      Une obscurité profonde enveloppe la salle, où montent des imprécations aux Dieux et des hurlements de douleur. Des bras furieux empoignent des bûches ardentes et les lancent dans les ténèbres. Un tison enflammé atteint au front le chanteur, debout, muet, immobile.

      Alors, d'une voix plus grande que tous les bruits du combat, il maudit cette maison injurieuse et ces hommes impies. Puis, pressant sa lyre contre sa poitrine, il sortit de la demeure et marcha vers la mer le long du haut promontoire. À sa colère succédait une profonde lassitude et un âcre dégoût des hommes et de la vie.

      Le désir de se mêler aux Dieux enflait sa poitrine. Une ombre douce, un silence amical et la paix de la nuit enveloppaient toutes choses. À l'occident, vers ces contrées où l'on dit que flottent les ombres des morts, la lune divine, suspendue dans le ciel limpide, semait de fleurs argentées la mer souriante. Et le vieil Homère s'avança sur le haut promontoire jusqu'à ce que la terre, qui l'avait porté si longtemps, manquât sous ses pas.

      KOMM L'ATRÉBATE

      I

      Les Atrébates étaient établis sur une terre brumeuse, le long d'un rivage battu par une mer toujours agitée et dont les sables se soulevaient aux vents du large comme les lames de l'Océan. Leurs tribus habitaient, aux bords mouvants d'une large rivière, des enclos formés par des abatis d'arbres, au milieu des étangs, dans des forêts de chênes et de bouleaux. Ils y élevaient des chevaux à grosse tête et de courte encolure, dont le poitrail était large, la croupe belle, la jambe nerveuse, et qui faisaient d'excellentes bêtes de trait. Ils entretenaient, à l'orée des bois, des porcs énormes, aussi sauvages que des sangliers. Ils chassaient avec des dogues les bêtes féroces dont ils clouaient la tête sur les parois de leurs maisons de bois. Ces animaux, ainsi que les poissons de la mer et des fleuves, faisaient leur nourriture. Ils les grillaient et les assaisonnaient de sel, de vinaigre et de cumin. Ils buvaient du vin et, dans leurs repas de lions, s'enivraient autour des tables rondes. Il y avait parmi eux des femmes qui, connaissant la vertu des herbes, cueillaient la jusquiame, la verveine et la plante salutaire nommée selage, qui croît dans les creux humides des rochers. Elles composaient un poison avec le suc de l'if. Les Atrébates avaient aussi des prêtres et des poètes qui savaient ce que les autres hommes ignorent.

      Ces habitants des forêts, des marécages et des grèves étaient de haute taille; ils ne coupaient point leurs chevelures blondes et couvraient leurs grands corps blancs d'une saie de laine qui avait les couleurs de la vigne empourprée par l'automne. Ils étaient soumis à des chefs établis au-dessus des tribus.

      Les Atrébates savaient que les Romains étaient venus faire la guerre aux peuples de la Gaule, et que des nations entières avaient été vendues, corps et biens, sous la lance. Ils étaient avertis très vite de ce qui se passait au bord du Rhône et de la Loire. Les signes et les paroles volent comme l'oiseau. Et ce qui se disait à Genabum des Carnutes au lever du soleil était entendu sur les sables de l'Océan à la première veille de nuit. Mais ils ne s'inquiétaient point du sort de leurs frères, ou plutôt, jaloux de leurs frères, ils se réjouissaient des maux que leur infligeait César. Ils ne haïssaient pas les Romains, puisqu'ils ne les connaissaient pas. Ils ne les craignaient point, parce qu'il leur semblait impossible qu'une armée pût pénétrer à travers les bois et les marais qui entouraient leurs habitations. Ils n'avaient point de villes, bien qu'ils donnassent ce nom à Némétocenne, vaste enclos fermé par des palissades, qui servait d'abri, en cas d'attaque, aux guerriers, aux femmes et aux troupeaux. Nous venons de dire qu'ils avaient encore, sur toute l'étendue de leur territoire, beaucoup d'autres abris de cette sorte, mais plus petits. On les appelait aussi des villes.

      Ils ne comptaient point sur ces abatis d'arbres pour résister aux Romains, qu'ils savaient habiles à prendre les cités défendues par des murs de pierre et par des tours de bois. Ils s'assuraient plutôt sur ce qu'il n'y avait point de chemins par tout leur territoire. Mais les soldats romains faisaient eux-mêmes les routes par lesquelles ils passaient. Ils remuaient la terre avec une force et une rapidité que ne concevaient pas les Gaulois de la forêt profonde, chez qui le fer était plus rare que l'or. Et les Atrébates apprirent un jour, non sans une profonde stupeur, que la longue voie romaine, avec sa belle chaussée de pierres et ses bornes posées de mille en mille, s'avançait vers leurs halliers et leurs marécages. Ils firent alors alliance avec les peuples répandus dans la forêt qu'on nommait la Profonde et qui opposaient à César une ligue de tribus nombreuses. Les chefs atrébates poussèrent le cri de guerre, ceignirent leur baudrier d'or et de corail, se coiffèrent du casque à cornes de cerf, de buffle ou d'élan, et tirèrent leur épée, qui ne valait pas le glaive romain. Ils furent vaincus et, comme ils avaient du cœur, ils se firent battre deux fois.

      Or il y avait parmi eux un chef très riche, nommé Komm. Il gardait dans ses coffres un grand nombre de colliers, de bracelets et d'anneaux. Il y gardait aussi des têtes humaines trempées d'huile de cèdre. C'étaient celles des chefs ennemis tués par lui-même ou par son père ou par le père de son père. Komm jouissait de la vie en homme fort, libre et puissant.

      Suivi de ses armes, de ses chevaux, de ses chars, de ses dogues bretons, de la foule de ses hommes de guerre et de ses femmes, il allait, selon son envie, sur ses domaines illimités, dans la forêt, le long de la rivière, et s'arrêtait dans quelqu'un de ces abris sous bois, de ces métairies sauvages, qu'il possédait en grand nombre. Là, tranquille, entouré de ses fidèles, il chassait les bêtes féroces, pêchait les poissons, faisait l'élève des chevaux, remémorait ses aventures de guerre. Et il s'en allait plus loin, dès qu'il lui en prenait envie. C'était un homme violent, rusé, d'un esprit subtil, excellent dans l'action, excellent par la parole. Quand les Atrébates poussèrent le cri de guerre, il ne coiffa pas le casque à cornes d'auroch. Mais il demeura tranquille dans une de ses maisons de bois pleines d'or, de guerriers, de chevaux, de femmes, de porcs sauvages et de poissons fumés. Après la défaite de ses compatriotes, il alla trouver César et mit au service des Romains son intelligence et son crédit. Il reçut un accueil favorable. Jugeant avec raison que ce Gaulois habile et puissant saurait pacifier le pays et le maintenir dans l'obéissance des Romains, César lui


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