Voyage en Espagne. Gautier Théophile
Читать онлайн книгу.fut retiré de dessous ce monceau presque aplati et rendant le sang par le nez. Sa maîtresse, qui assistait au départ, poussait des cris à fendre l'âme, et tels que je n'aurais cru qu'il en pût sortir d'une poitrine humaine. Enfin on parvint à débrouiller les cordes, à remettre les mules sur leurs pieds; un autre postillon prit la place du blessé, et l'on se mit en route avec une vélocité sans pareille. Le pays que nous traversions avait un aspect d'une sauvagerie étrange: c'étaient de grandes plaines arides, sans un seul arbre qui en rompît l'uniformité, terminées par des montagnes et des collines d'un jaune d'ocre que l'éloignement pouvait à peine azurer. De temps à autre nous traversions des villages terreux, bâtis en pisé, la plupart en ruine. Comme c'était le dimanche, le long de ces murailles jaunâtres éclairées d'un pâle rayon, se tenaient debout, immobiles comme des momies, des rangs de Castillans hautains drapés dans leurs guenilles d'amadou, en train de tomar el sol, récréation qui ferait mourir d'ennui au bout d'une heure l'Allemand le plus flegmatique. Cependant cette jouissance tout espagnole était ce jour-là fort excusable, car il faisait un froid atroce; un vent furieux balayait la plaine avec un bruit de tonnerre et de chariots pleins d'armures roulant sur des voûtes d'airain. Je ne crois pas que dans les kraals des Hottentots et dans les campements des Kalmouks on puisse rencontrer rien de plus sauvage, de plus barbare et de plus primitif. Profitant d'une halte, j'entrai dans une de ces huttes: c'était un taudis sans fenêtre, avec un foyer de pierres brutes placé au centre, et un trou dans le toit pour laisser sortir la fumée; les murs étaient bistrés d'un bitume digne de Rembrandt.
On dîna à Torrequemada, pueblo situé sur une petite rivière encombrée par d'anciennes fortifications en ruine. Torrequemada est remarquable par l'absence complète de vitres: il n'y a de carreaux qu'au parador qui, malgré ce luxe inouï, n'en a pas moins une cuisine avec un trou dans le plafond. Après avoir avalé quelques garbanzos qui sonnaient dans nos ventres comme des grains de plomb dans des tambours de basque, nous rentrâmes dans notre boîte, et la course au clocher recommença. Cette voiture après ces mules était comme une casserole attachée à la queue d'un tigre: le bruit qu'elle faisait les excitait encore davantage. Un feu de paille allumé au milieu de la route faillit leur faire prendre le mors aux dents. Elles étaient si ombrageuses, qu'il fallait les tenir par la bride et leur mettre la main sur les yeux lorsqu'une autre voiture venait en sens inverse. Règle générale, lorsque deux voitures traînées par des mules se rencontrent, l'une des deux doit verser. Enfin, ce qui devait arriver arriva. J'étais en train de retourner dans ma tête je ne sais quel lambeau d'hémistiche, comme c'est mon habitude en voyage, lorsque je vis venir de mon côté, décrivant une rapide parabole, mon camarade qui était assis en face de moi; cette action bizarre fut suivie d'un choc très-rude et d'un craquement général: «Es-tu mort? me demanda mon ami en achevant sa courbe. – Au contraire, répondis-je; et toi? – Très-peu,» me répondit-il. Et nous sortîmes au plus vite par le toit défoncé de la pauvre voiture qui était brisée en mille pièces. Nous vîmes avec une satisfaction infinie à quinze pas dans un champ la boîte de notre daguerréotype aussi pure, aussi intacte, que si elle eût été encore dans la boutique de Susse, occupée à faire des vues de la colonnade de la Bourse. Quant aux mules, elles s'étaient envolées, et avaient emporté à tous les diables le train de devant et les deux petites roues. Notre perte se monta à un bouton qui sauta dans la violence du choc et ne put être retrouvé, il est vraiment impossible de verser plus admirablement.
Une des choses les plus bouffonnes que j'aie vues, c'est le mayoral se lamentant sur les débris de sa carriole; il en rajustait les morceaux comme un enfant qui vient de casser un verre, et, voyant que le mal était irréparable, il éclatait en affreux jurements, trépignait, se donnait des coups de poing, se roulait par terre, imitant les excès des douleurs antiques, ou bien il s'attendrissait et se livrait aux plus touchantes élégies. Ce qui l'affligeait surtout, c'était le sort des coussins roses gisant çà et là, déchirés et souillés de poussière; ces coussins étaient ce que son imagination de mayoral pouvait concevoir de plus magnifique, et son cœur saignait de voir tant de splendeur évanouie.
Notre position n'était pas autrement gaie, quoique nous fussions attaqués d'un accès de fou rire assez intempestif. Nos mules s'étaient évanouies en fumée, et nous n'avions plus qu'une voiture démantelée et sans roues. Heureusement la venta n'était pas loin. On alla chercher deux galères, qui nous recueillirent, nous et notre bagage. La galère justifie parfaitement son nom: c'est une charrette à deux ou quatre roues, qui n'a ni fond ni plancher; un lacis de cordes de roseaux forme, dans la partie inférieure, une espèce de filet où l'on place les malles et les paquets. Là-dessus on étend un matelas, un pur matelas espagnol, qui ne vous empêche en aucune façon de sentir les angles du bagage entassé au hasard. Les patients se groupent comme ils peuvent sur ce chevalet d'une nouvelle espèce, auprès duquel les grils de saint Laurent et de Guatimozin sont des lits de roses, car il était du moins possible de s'y retourner. Que diraient les philanthropes qui font voyager les forçats en chaises de poste, en voyant les galères où sont condamnés les gens les plus innocents du monde, lorsqu'ils vont visiter l'Espagne?
Dans cet agréable véhicule privé de toute espèce de ressorts, nous faisions quatre lieues d'Espagne à l'heure, c'est-à-dire cinq lieues de France, une lieue de plus que les malles-postes les mieux servies sur la plus belle route. Pour aller plus vite, il aurait fallu des chevaux anglais, de course ou de chasse, et la route que nous suivions était coupée de montées très-rudes et de pentes rapides, toujours descendues au triple galop; il faut toute l'assurance et toute l'adresse des postillons et des conducteurs espagnols pour ne pas s'aller briser en cinquante mille morceaux au fond des précipices: au lieu de verser une fois, nous aurions dû toujours verser.
Nous étions secoués comme ces souris que l'on ballotte pour les étourdir et les tuer contre les parois de la souricière, et il fallait toute la sévère beauté du paysage pour ne pas nous laisser aller à la mélancolie et à la courbature; mais ces belles collines aux lignes austères, à la couleur sobre et calme, donnaient tant de caractère à l'horizon sans cesse renouvelé, que les cahots de la galère étaient compensés et au delà. Un village, un ancien couvent bâti en forteresse, variaient ces sites d'une simplicité orientale, qui rappelaient les lointains du Joseph vendu par ses frères, de Decamps.
Dueñas, situé sur une colline, a l'air d'un cimetière turc; les caves, creusées dans le roc vif, reçoivent l'air par de petites tourelles évasées en turban, qui ont un faux air de minaret très-singulier. Une église de tournure mauresque complète l'illusion. À gauche, dans la plaine, le canal de Castille fait apparition de temps à autre; ce canal n'est pas encore terminé.
À Venta de Trigueros, l'on attela à notre galère un cheval rose d'une singulière beauté (l'on avait renoncé aux mules), qui justifiait pleinement le cheval tant critiqué du Triomphe de Trajan, d'Eugène Delacroix. Le génie a toujours raison; ce qu'il invente existe, et la nature l'imite presque dans ses plus excentriques fantaisies. Après avoir franchi une route flanquée de remblais et de contre-forts en arc-boutant d'un caractère assez monumental, nous entrâmes enfin dans Valladolid légèrement moulus, mais avec notre nez intact et nos bras tenant encore à notre buste sans épingles noires, comme les bras d'une poupée neuve. Je ne parle pas des jambes, où l'engourdissement avait piqué toutes les aiguilles de l'Angleterre, et où grouillaient les pattes de cent mille fourmis invisibles.
Nous descendîmes à un superbe parador, d'une propreté parfaite, où l'on nous donna deux belles chambres avec un balcon ouvrant sur une place, des tapis de nattes coloriées, et des murailles peintes à la détrempe en jaune et en vert pomme. Jusqu'à présent rien n'a justifié pour nous les reproches de malpropreté et de dénûment que font tous les voyageurs aux auberges espagnoles; nous n'avons pas encore trouvé des scorpions dans notre lit, et les insectes promis ne paraissent pas.
Valladolid est une grande ville presque entièrement dépeuplée; elle peut contenir deux cent mille âmes, et n'a guère que vingt mille habitants. C'est une ville propre, calme, élégante, et se ressentant déjà des approches de l'Orient. La façade de San-Pablo est couverte du haut en bas de sculptures merveilleuses du commencement de la renaissance. Devant le portail sont rangés en manière de bornes des piliers de granit surmontés de lions héraldiques, tenant dans toutes les positions