Acté. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.qui s'élevait sur le versant opposé, et en vue du port de Crissa. À dix heures du matin, c'est-à-dire vers la quatrième heure du jour, selon la division romaine, le cortège se mit en route. Le proconsul Lentulus marchait le premier, monté sur un char et portant le costume de triomphateur; puis, derrière lui, venait une troupe de jeunes gens de quatorze ou quinze ans, tous fils de chevaliers, montés sur de magnifiques chevaux ornés de housses d'écarlate et d'or; puis, derrière les jeunes gens, les concurrents au prix de la journée; et en tête, comme vainqueur de la veille, vêtu d'une tunique verte, Lucius, sur un char d'or et d'ivoire, menant avec des rênes de pourpre un magnifique quadrige blanc. Sur sa tête, où l'on cherchait en vain la couronne de la lutte, brillait un cercle radiant pareil à celui dont les peintres ceignent le front du soleil; et, pour ajouter encore à sa ressemblance avec ce dieu, sa barbe était semée de poudre d'or. Derrière lui marchait un jeune Grec de la Thessalie, fier et beau comme Achille, vêtu d'une tunique jaune, et conduisant un char de bronze attelé de quatre chevaux noirs. Les deux derniers étaient, l'un un Athénien qui prétendait descendre d'Alcibiade, et l'autre un Syrien, au teint brûlé par le soleil. Le premier s'avançait couvert d'une tunique bleue, et laissant flotter au vent ses longs cheveux noirs et parfumés; le second était vêtu d'une espèce de robe blanche nouée à la taille par une ceinture perse, et, comme les fils d'lsmaël, il avait la tête ceinte d'un turban blanc, aussi éclatant que la neige qui brille au sommet du Sinaï.
Puis venaient, précédant les statues des dieux, une troupe de harpistes et de joueurs de flûte, déguisés en satyres et en silènes, auxquels étaient mêlés les ministres subalternes du culte des douze grands dieux, portant des coffres et des vases remplis de parfums, et des cassolettes d'or et d'argent où fumaient les aromates les plus précieux; enfin, dans des litières fermées et terminant la marche, étaient placées, couchées ou debout, les images divines, traînées par de magnifiques chevaux, et escortées par des chevaliers et des patriciens. Ce cortège, qui avait à traverser la ville dans presque toute sa largeur, défilait entre un double rang, de maisons couvertes de tableaux, décorées de statues, ou tendues de tapisseries. Arrivé devant la porte d'Amyclès, Lucius se retourna pour chercher Acté; et, sous un des pans du voile de pourpre étendu devant la façade de la maison, il aperçut, rougissante et craintive, la tête de la jeune fille ornée de la couronne que la veille il avait laissé rouler à ses pieds. Acté, surprise, laissa retomber la tapisserie; mais, à travers le voile qui la cachait, elle entendit la voix du jeune Romain qui disait:
– Viens au-devant de mon retour, ô ma belle hôtesse! et je changerai ta couronne d'olivier en une couronne d'or.
Vers le milieu du jour, le cortège atteignit l'entrée du cirque. C'était un immense bâtiment de deux mille pieds de long sur huit cents de large. Divisée par une muraille haute de six pieds, qui s'étendait dans toute sa longueur, moins, à chaque extrémité, le passage pour quatre chars, cette spina était couronnée, dans toute son étendue, d'autels, de temples, de piédestaux vides qui, pour cette solennité seulement, attendaient les statues des dieux. L'un des bouts du cirque était occupé par les carceres ou écuries, l'autre par les gradins; à chaque extrémité de la muraille se trouvaient trois bornes placées en triangle, qu'il fallait doubler sept fois pour accomplir la course voulue.
Les cochers, comme ou l'a vu, avaient pris les livrées des différentes factions qui, à cette heure, divisaient Rome, et, comme de grands paris avait été établis d'avance, les parieurs avaient adopté les couleurs de ceux des agitatores qui, par leur bonne mine, la race de leurs chevaux, ou leurs triomphes passés, leur avaient inspiré le plus de confiance. Presque tous les gradins du cirque étaient donc couverts de spectateurs qui, à l'enthousiasme qu'inspiraient habituellement ces sortes de jeux, joignaient encore l'intérêt personnel qu'ils prenaient à leurs clients. Les femmes elles-mêmes avaient adopté les divers partis, et on les reconnaissait à leurs ceintures et à leurs voiles assortis aux couleurs que portaient les quatre coureurs. Aussi, lorsqu'on entendit s'approcher le cortège, un mouvement étrange, et qui sembla agiter d'un frisson électrique la multitude, fit-elle bouillonner toute cette mer humaine, dont les têtes semblaient des vagues animées et bruyantes; et dès que les portes furent ouvertes, le peu d'intervalle qui restait libre fut-il comblé par les flots de nouveaux spectateurs qui vinrent comme un flux battre les murs du colosse de pierre. Aussi à peine le quart des curieux qui accompagnaient le cortège put-il entrer, et l'on vit toute cette foule, repoussée par la garde du proconsul, cherchant tous les points élevés qui lui permettaient de dominer le cirque, s'attacher aux branches des arbres, se suspendre aux créneaux des remparts, et couronner de ses fleurons vivants les terrasses des maisons les plus rapprochées.
À peine chacun avait-il pris sa place, que la porte principale s'ouvrit, et que Lentulus, apparaissant à l'entrée du cirque, fit tout à coup succéder le silence profond de la curiosité à l'agitation bruyante de l'attente. Soit confiance dans Lucius, déjà vainqueur la veille, soit flatterie pour le divin empereur Claudius Néron, qui protégeait à Rome la faction verte à laquelle il se faisait honneur d'appartenir, le proconsul, au lieu de la robe de pourpre, portait une tunique de cette couleur. Il fit lentement le tour du cirque, conduisant après lui les images des dieux, toujours précédées des musiciens qui ne cessèrent de jouer que lorsqu'elles furent couchées sur leurs pulcinaria ou dressées sur leurs piédestaux. Alors Lentulus donna le signal en jetant au milieu du cirque une pièce de laine blanche. Aussitôt un héraut, monté à nu sur un cheval sans frein, et vêtu en Mercure, s'élança dans l'arène, et, sans descendre de cheval, enlevant la nappe avec une des ailes de son caducée, il fit au galop le tour de la grille intérieure, en l'agitant comme un étendard; puis, arrivé aux carcères, il lança caducée et nappe par-dessus les murs derrière lesquels, attendaient les équipages. À ce signal, les portes des carcères s'ouvrirent, et les quatre concurrents parurent.
Au même instant leurs noms furent jetés dans une corbeille, car le sort devait désigner les rangs, afin que les plus éloignés de la spina n'eussent à se plaindre que du hasard qui leur assignait un plus grand cercle à parcourir. L'ordre dans lequel les noms seraient tirés devait assigner à chacun le rang qu'il occuperait.
Le proconsul mêla les noms écrits sur un papier roulé, les tira et les ouvrit les uns après les autres: le premier qu'il proclama fut celui du Syrien au turban blanc; il quitta aussitôt sa place et alla se ranger près de la muraille, de manière à ce que l'essieu de son char se trouvât parallèle à une ligne tirée à la craie sur le sable. Le second fut celui de l'Athénien à la tunique bleue; il alla se ranger près de son concurrent. Le troisième fut celui du Thessalien au vêtement jaune. Enfin, le dernier fut celui de Lucius, à qui la fortune avait désigné la place la plus désavantageuse, comme si elle eût été jalouse déjà de sa victoire de la veille. Les deux derniers nommés allèrent se placer aussitôt près de leurs adversaires. Alors de jeunes esclaves passèrent entre les chars, tressant les crins des chevaux avec des rubans de la couleur de la livrée de leur maître, et faisaient, pour affermir leur courage, flotter de petits étendards devant les yeux de ces nobles animaux, tandis que des aligneurs, tendant une chaîne attachée à deux anneaux, amenaient les quatre quadriges sur une ligne exactement parallèle.
Il y eut alors un instant d'attente tumultueuse; les paris redoublèrent, des enjeux nouveaux furent proposés et acceptés, de confuses paroles se croisèrent; puis tout à coup on entendit la trompette, et, au même instant, tout se tut; les spectateurs debout s'assirent, et cette mer, tout à l'heure si tumultueuse et si agitée, aplanit sa surface, et prit l'aspect d'une prairie en pente émaillée de mille couleurs. Au dernier son de l'instrument, la chaîne tomba, et les quatre chars partirent, emportés de toute la vitesse des chevaux.
Deux tours s'accomplirent pendant lesquels les adversaires gardèrent, à peu de chose près, leurs rangs respectifs; cependant, les qualités des chevaux commencèrent à se faire jour aux yeux des spectateurs exercés. Le Syrien retenait avec peine ses coursiers à la tête forte et aux membres grêles, habitués aux courses vagabondes du désert, et que, de sauvages qu'ils étaient, il avait, à force de patience et d'art, assouplis et façonnés au joug; et l'on sentait que, lorsqu'il leur donnerait toute liberté, ils l'emporteraient aussi rapides que le simoun, qu'ils avaient souvent devancé dans ces vastes plaines de sables qui s'étendent du pied des monts de Juda aux rives du lac Asphalle. L'Athénien