Les mille et un fantômes. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.que les parties contractantes font imprimer et conservent précieusement dans la famille. Il a failli être évêque de Clermont. Savez-vous pourquoi il ne l'a pas été? parce qu'il a été autrefois ami de Cazotte; parce que, comme Cazotte enfin, il croit à l'existence des esprits supérieurs et inférieurs, des bons et des mauvais génies: comme Alliette, il fait collection de livres. Vous trouverez chez lui tout ce qui a été écrit sur les visions et sur les apparitions, sur les spectres, les larves, les revenants. Quoiqu'il parle difficilement, excepté entre amis, de toutes ces choses qui ne sont point tout à fait orthodoxes, en somme, c'est un homme convaincu, mais discret, qui attribue tout ce qui arrive d'extraordinaire dans ce monde à la puissance de l'enfer ou à l'intervention des intelligences célestes. Vous voyez, il écoute en silence ce que lui dit Alliette, semble regarder quelque objet que son interlocuteur ne voit pas, et auquel il répond de temps en temps par un mouvement des lèvres ou un signe de tête. Parfois, au milieu de nous, il tombe tout à coup dans une sombre rêverie, frissonne, tremble, tourne la tête, va et vient dans le salon. Dans ce cas, il faut le laisser faire; il serait dangereux peut-être de le réveiller, je dis le réveiller, car alors je le crois en état de somnambulisme. D'ailleurs, il se réveille tout seul, et, vous le verrez, dans ce cas il a le réveil charmant.
– Oh! mais, dites donc, fis-je à M. Ledru, il me semble qu'il vient d'évoquer un de ces esprits dont vous parliez tout à l'heure?
Et je montrai du doigt à mon hôte un véritable spectre ambulant qui venait rejoindre les deux causeurs, et qui posait avec précaution son pied entre les fleurs sur lesquelles il semblait pouvoir marcher sans les courber.
– Celui-ci, me dit-il, c'est encore un ami à moi, le chevalier Lenoir…
– Le créateur du musée des Petits-Augustins?..
– Lui-même. Il meurt de chagrin de la dispersion de son musée, pour lequel il a, en 92 et 94, dix fois manqué d'être tué. La Restauration, avec son intelligence ordinaire, l'a fait fermer, – avec ordre de rendre les monuments aux édifices auxquels ils appartenaient et aux familles qui avaient des droits pour les réclamer. – Malheureusement, la plupart des monuments étaient détruits, la plupart des familles étaient éteintes, de sorte que les fragments les plus curieux de notre antique sculpture, et par conséquent de notre histoire, ont été dispersés, perdus. C'est ainsi que tout s'en va de notre vieille France; il ne restait plus que ces fragments, et de ces fragments, il ne restera bientôt plus rien; et quels sont ceux qui détruisent? ceux-là même qui auraient le plus d'intérêt à la conservation.
Et M. Ledru, tout libéral qu'il était, comme on disait à cette époque, poussa un soupir.
– Sont-ce tous vos convives? demandai je à M. Ledru.
– Nous aurons peut-être le docteur Robert. Je ne vous dis rien de celui-là, je présume que vous l'avez jugé. C'est un homme qui a toute sa vie expérimenté sur la machine humaine, comme il eût fait sur un mannequin, sans se douter que cette machine avait une âme pour comprendre les douleurs, et des nerfs pour les ressentir. C'est un bon vivant qui a fait un grand nombre de morts. Celui-là, heureusement pour lui, ne croit pas aux revenants. C'est un esprit médiocre qui pense être spirituel parce qu'il est bruyant, philosophe parce qu'il est athée; c'est un de ces hommes que l'on reçoit, non pour les recevoir, mais parce qu'ils viennent chez vous. Quant à aller les chercher là où ils sont, on n'en aurait jamais l'idée.
– Oh! monsieur, comme je connais cette espèce-là!
– Nous devions avoir encore un autre ami à moi, plus jeune seulement qu'Alliette, que l'abbé Moulle et que le chevalier Lenoir, qui tient tête à la fois à Alliette sur la cartomancie, à Moulle sur la démonologie, au chevalier Lenoir sur les antiquités; une bibliothèque vivante, un catalogue relié en peau de chrétien, que vous devez connaître vous-même.
– Le bibliophile Jacob?
– Justement.
– Et il ne viendra pas?
– Il n'est pas venu du moins, et, comme il sait que nous dînons à deux heures ordinairement, et qu'il va être quatre heures, il n'y a pas de probabilité qu'il nous arrive. – Il est à la recherche de quelque bouquin imprimé à Amsterdam en 1570, édition princeps avec trois fautes de typographie, une à la première feuille, une à la septième, une à la dernière.
En ce moment on ouvrit la porte du salon, et la mère Antoine parut.
– Monsieur est servi, annonça-t-elle.
– Allons, messieurs, dit M. Ledru en ouvrant à son tour la porte du jardin, à table, à table!
Puis, se retournant vers moi:
– Maintenant, me dit-il, il doit y avoir encore quelque part dans le jardin, outre les convives que vous voyez et dont je vous ai fait l'historique, un convive que vous n'avez pas vu et dont je ne vous ai pas parlé. Celui-là est trop détaché des choses de ce monde pour avoir entendu le grossier appel que je viens de faire, et auquel, vous le voyez, se rendent tous nos amis. Cherchez, cela vous regarde; quand vous aurez trouvé son immatérialité, sa transparence, eine Ercheinung, comme disent les Allemands, vous vous nommerez, vous essayerez de lui persuader qu'il est bon de manger quelquefois, ne fût-ce que pour vivre; vous lui offrirez votre bras et vous nous l'amènerez; allez.
J'obéis à M. Ledru, devinant que le charmant esprit que je venais d'apprécier en quelques minutes me réservait quelque agréable surprise, et je m'avançai dans le jardin en regardant tout autour de moi.
L'investigation ne fut pas longue, et j'aperçus bientôt ce que je cherchais.
C'était une femme assise à l'ombre d'un quinconce de tilleuls, et dont je ne voyais ni le visage ni la taille: le visage, parce qu'il était tourné du côté de la campagne; la taille, parce qu'un grand châle l'enveloppait.
Elle était toute vêtue de noir.
Je m'approchai d'elle sans qu'elle fît un mouvement. Le bruit de mes pas ne semblait point parvenir à son oreille: on eût dit une statue.
Au reste, tout ce que j'aperçus de sa personne était gracieux et distingué.
De loin j'avais déjà vu qu'elle était blonde. Un rayon de soleil, qui passait à travers la feuillée des tilleuls, jouait sur sa chevelure et en faisait une auréole d'or. De près, je pus remarquer la finesse de ses cheveux, qui eussent rivalisé avec ces fils de soie que les premières brises de l'automne détachent du manteau de la Vierge; son cou, un peu trop long peut être, charmante exagération qui est presque toujours une grâce, si elle n'est point une beauté; son cou s'arrondissait pour aider sa tête à s'appuyer sur sa main droite, dont le coude s'appuyait lui-même au dossier de la chaise, tandis que son bras gauche pendait à côté d'elle, tenant une rose blanche du bout de ses doigts effilés. Cou arrondi comme celui d'un cygne, main repliée, bras pendants, tout cela était de la même blancheur mate; – on eût dit un marbre de Paros, sans veines à sa surface, sans pouls à l'intérieur; la rose qui commençait à se faner était plus colorée et plus vivante que la main qui la tenait.
Je la regardai un instant, et, plus je la regardais, plus il me semblait que ce n'était point un être vivant que j'avais devant les yeux.
J'en étais arrivé à douter qu'en lui parlant elle se retournât. Deux ou trois fois ma bouche s'ouvrit et se referma sans avoir prononcé une parole.
Enfin je me décidai.
– Madame, lui dis-je.
Elle tressaillit, se retourna, me regarda avec étonnement, comme fait quelqu'un qui sort d'un rêve et qui rappelle ses idées.
Ses grands yeux noirs fixés sur moi, – avec ces cheveux blonds que j'ai décrits, elle avait les sourcils et les yeux noirs, – ses grands yeux noirs, fixés sur moi, avaient une expression étrange.
Pendant quelques secondes, nous demeurâmes sans nous parler, – elle me regardant, moi l'examinant.
C'était une femme de trente-deux à trente-trois ans, qui avait dû être d'une merveilleuse beauté avant que ses joues se fussent creusées, avant que son teint eût