Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870. Victor Hugo
Читать онлайн книгу.passant ainsi les jours et les nuits, mouilles, affames, glaces, sans abri, sans vetements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces etres sont des vieillards, des enfants et des femmes; presque tous irlandais; comme vous, monsieur. Contre l'hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudite, contre la faim ils ont le tas d'ordures voisin. C'est sur ces indigences-la que le budget preleve les cinquante mille francs donnes au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.
Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent etre dans l'erreur. L'execution de Tapner n'a rien que de simple. C'est ainsi que cela doit se passer. Un nomme Tawel a ete pendu recemment par le bourreau de Londres, qu'une relation que j'ai sous les yeux qualifie ainsi: "Le maitre des executeurs, celui qui s'est acquis une celebrite sans rivale dans sa peu enviable profession." Eh bien, ce qui est arrive a Tapner etait arrive a Tawel.
[Note: "La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d'abord a de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les jambes se contracterent, puis retomberent; se contracterent encore, puis retomberent encore; se contracterent encore, et ce ne fut qu'apres ce troisieme effort que le pendu ne fut plus qu'un cadavre." (Execution of Tawel. Thorne's printing establishment. Charles Street.)]
On aurait tort de dire qu'aucune precaution n'avait ete prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zeles de la peine capitale avaient visite la potence deja toute prete dans le jardin. S'y connaissant, ils avaient remarque que "la corde etait grosse comme le pouce et le noeud coulant gros comme le poing". Avis avait ete donne au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on?
Tapner est reste une heure au gibet. L'heure ecoulee, on l'a detache; et le soir, a huit heures, on l'a enterre dans le cimetiere dit des etrangers, a cote du supplicie de 1830, Beasse.
Il y a encore un autre etre condamne. C'est la femme de Tapner. Elle s'est evanouie, deux fois en lui disant adieu; le second evanouissement a dure une demi-heure; on l'a crue morte.
Voila, monsieur, j'y insiste, de quelle facon est mort Tapner.
Un fait que je ne puis vous taire, c'est l'unanimite de la presse locale sur ce point: —Il n'y aura plus d'execution a mort dans ce pays, l'echafaud n'y sera plus tolere.
La Chronique de Jersey du 11 fevrier ajoute: "Le supplice a ete plus atroce que le crime."
J'ai peur que, sans le vouloir, vous n'ayez aboli la peine de mort a Guernesey.
Je livre en outre a vos reflexions ce passage d'une lettre que m'ecrit un des principaux habitants de l'ile: "L'indignation etait au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de serieux serait arrive, on aurait tache de sauver celui qu'on torturait."
Je vous confie ces criailleries.
Mais revenons a Tapner.
La theorie de l'exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se demande si c'est la ce qu'on appelle la justice "qui suit son cours".
Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a ete effroyable, mais le crime etait hideux. Il faut bien que la societe se defende, n'est-ce pas? ou en serions-nous si, etc., etc., etc.? L'audace des malfaiteurs n'aurait plus de bornes. On ne verrait qu'atrocites et guet-apens. Une repression est necessaire. Enfin, c'est votre avis, monsieur, les Tapner doivent etre pendus, a moins qu'ils ne soient empereurs.
Que la volonte des hommes d'etat soit faite!
Les ideologues, les reveurs, les etranges esprits chimeriques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains cotes du probleme de la destinee.
Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n'en a-t-il pas tue trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d'enfants? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n'a-t-il pas crochete un serment? pourquoi, au lieu de derober quelques schellings, n'a-t-il pas vole vingt-cinq millions? Pourquoi, au lieu de bruler la maison Saujon, n'a-t-il pas mitraille Paris? Il aurait un ambassadeur a Londres.
Il serait pourtant bon qu'on en vint a preciser un peu le point ou Tapner cesse d'etre un brigand et ou Schinderhannes commence a devenir de la politique.
Tenez, monsieur, c'est horrible. Nous habitons, vous et moi, l'infiniment petit. Je ne suis qu'un proscrit et vous n'etes qu'un ministre. Je suis de la cendre, vous etes de la poussiere. D'atome a atome on peut se parler. On peut d'un neant a l'autre se dire ses verites. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l'alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu'il y ait pour vous a mettre votre tete a cote de la sienne dans le bonnet qu'il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l'affaire turque, monsieur, cette corde qu'on noue au cou d'un homme, cette trappe qu'on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu'il se cassera la colonne vertebrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d'angoisse que le noeud etouffe, cette ame eperdue qui se cogne au crane sans pouvoir s'en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d'appui, ces mains liees et muettes qui se joignent et qui crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l'ombre, qui se jette sur ces palpitations supremes, qui se cramponne aux jambes du miserable et qui se pend au pendu, monsieur, c'est epouvantable. Et si par hasard les conjectures que j'ecarte avaient raison, si l'homme qui s'est accroche aux pieds de Tapner etait M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le repete, je ne crois pas cela. Vous n'avez obei a aucune influence; vous avez dit: que la justice "suive son cours"; vous avez donne cet ordre comme un autre; les rabachages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d'eau. Vous n'avez pas vu la gravite de l'acte. C'est une legerete d'homme d'etat; rien de plus. Monsieur, gardez vos etourderies pour la terre, ne les offrez pas a l'eternite. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-la; n'y jetez rien de vous. C'est une imprudence. Ces profondeurs-la, je suis plus pres que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau.
Bah! qu'importe! Un homme pendu; et puis apres? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons declouer, un cadavre que nous allons enterrer, voila grand'chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumee en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce mechant gibet imperceptible, cette misere, c'est l'immensite. C'est la question sociale, plus haute que la question politique. C'est plus encore, c'est ce qui n'est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c'est votre canon, c'est votre politique, c'est votre fumee. L'assassin qui du matin au soir devient l'assassine, voila ce qui est effrayant; une ame qui s'envole tenant le bout de corde du gibet, voila ce qui est, entre deux diners, formidable. Hommes d'etat, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce gante de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c'est? C'est l'infini qui apparait; c'est l'insondable et l'inconnu; c'est la grande ombre qui s'ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.
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