Les misérables. Tome III: Marius. Victor Hugo

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Les misérables. Tome III: Marius - Victor Hugo


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lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. Les chandelles commençaient à s'allumer. Il demanda au premier passant venu: la maison de monsieur Pontmercy. Car dans sa pensée il était de l'avis de la Restauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni colonel.

      On lui indiqua le logis. Il sonna; une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main.

      – Monsieur Pontmercy? dit Marius.

      La femme resta immobile.

      – Est-ce ici? demanda Marius.

      La femme fit de la tête un signe affirmatif.

      – Pourrais-je lui parler?

      La femme fit un signe négatif.

      – Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m'attend.

      – Il ne vous attend plus, dit la femme.

      Alors il s'aperçut qu'elle pleurait.

      Elle lui désigna du doigt la porte d'une salle basse. Il entra.

      Dans cette salle qu'éclairait une chandelle de suif posée sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui était debout, un qui était à genoux, et un qui était à terre et en chemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui était à terre était le colonel.

      Les deux autres étaient un médecin et un prêtre, qui priait.

      Le colonel était depuis trois jours atteint d'une fièvre cérébrale. Au début de la maladie, ayant un mauvais pressentiment, il avait écrit à M. Gillenormand pour demander son fils. La maladie avait empiré. Le soir même de l'arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès de délire; il s'était levé de son lit malgré la servante, en criant: – Mon fils n'arrive pas! je vais au-devant de lui! – Puis il était sorti de sa chambre et était tombé sur le carreau de l'antichambre. Il venait d'expirer.

      On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop tard.

      À la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larme qui avait coulé de son œil mort. L'œil était éteint, mais la larme n'était pas séchée. Cette larme, c'était le retard de son fils.

      Marius considéra cet homme qu'il voyait pour la première fois, et pour la dernière, ce visage vénérable et mâle, ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels on distinguait çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre et des espèces d'étoiles rouges qui étaient des trous de balles. Il considéra cette gigantesque balafre qui imprimait l'héroïsme sur cette face où Dieu avait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son père et que cet homme était mort, et il resta froid.

      La tristesse qu'il éprouvait fut la tristesse qu'il aurait ressentie devant tout autre homme qu'il aurait vu étendu mort.

      Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. La servante se lamentait dans un coin, le curé priait, et on l'entendait sangloter, le médecin s'essuyait les yeux; le cadavre lui-même pleurait.

      Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marius à travers leur affliction sans dire une parole; c'était lui qui était l'étranger. Marius, trop peu ému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude; il avait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin de faire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

      En même temps il éprouvait comme un remords et il se méprisait d'agir ainsi. Mais était-ce sa faute? Il n'aimait pas son père, quoi!

      Le colonel ne laissait rien. La vente du mobilier paya à peine l'enterrement. La servante trouva un chiffon de papier qu'elle remit à Marius. Il y avait ceci, écrit de la main du colonel:

      « —Pour mon fils. – L'empereur m'a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la Restauration me conteste ce titre que j'ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu'il en sera digne.»

      Derrière, le colonel avait ajouté:

      «À cette même bataille de Waterloo, un sergent m'a sauvé la vie. Cet homme s'appelle Thénardier. Dans ces derniers temps, je crois qu'il tenait une petite auberge dans un village des environs de Paris, à Chelles ou à Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénardier tout le bien qu'il pourra.»

      Non par religion pour son père, mais à cause de ce respect vague de la mort qui est toujours si impérieux au cœur de l'homme, Marius prit ce papier et le serra.

      Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand fît vendre au fripier son épée et son uniforme. Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, ou moururent.

      Marius n'était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. Après l'enterrement, il était revenu à Paris et s'était remis à son droit, sans plus songer à son père que s'il n'eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié.

      Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.

      Chapitre V

      Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire

      Marius avait gardé les habitudes religieuses de son enfance. Un dimanche qu'il était allé entendre la messe à Saint-Sulpice, à cette même chapelle de la Vierge où sa tante le menait quand il était petit, étant ce jour-là distrait et rêveur plus qu'à l'ordinaire, il s'était placé derrière un pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise en velours d'Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom: Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait à peine qu'un vieillard se présenta et dit à Marius:

      – Monsieur, c'est ma place.

      Marius s'écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise.

      La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas; le vieillard s'approcha de nouveau et lui dit:

      – Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir dérangé tout à l'heure et de vous déranger encore en ce moment; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut que je vous explique.

      – Monsieur, dit Marius, c'est inutile.

      – Si! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez mauvaise idée de moi. Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi? je vais vous le dire. C'est à cette place-là que j'ai vu venir pendant dix années, tous les deux ou trois mois régulièrement, un pauvre brave père qui n'avait pas d'autre occasion et pas d'autre manière de voir son enfant, parce que, pour des arrangements de famille, on l'en empêchait. Il venait à l'heure où il savait qu'on menait son fils à la messe. Le petit ne se doutait pas que son père était là. Il ne savait même peut-être pas qu'il avait un père, l'innocent! Le père, lui, se tenait derrière un pilier pour qu'on ne le vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme! J'ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié pour moi, et j'ai pris l'habitude de venir y entendre la messe. Je le préfère au banc d'œuvre où j'aurais droit d'être comme marguillier. J'ai même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un beau-père, une tante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui menaçaient de déshériter l'enfant si, lui le père, il le voyait. Il s'était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. On l'en séparait pour opinion politique. Certainement j'approuve les opinions politiques, mais il y a des gens qui ne savent pas s'arrêter. Mon Dieu! parce qu'un homme a été à Waterloo, ce n'est pas un monstre; on ne sépare point pour cela un père de son enfant. C'était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. Il demeurait à Vernon où j'ai mon frère curé, et il s'appelait quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy… – Il avait, ma foi, un beau coup de sabre.

      – Pontmercy? dit Marius en pâlissant.

      – Précisément. Pontmercy. Est-ce que vous l'avez connu?

      – Monsieur,


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