Mademoiselle La Quintinie. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.en homme très-fort, très-admirable et très-original qu'il est; comme quoi cet excellent père avait réussi à faire de toi un garçon charmant, chevaleresque, poétique, un véritable Amadis des Gaules. J'ai dit tout cela sans rire, parce que j'aime ton père et toi, parce que, tout en vous trouvant singuliers, je vous estime à l'égal de ce qu'il y a de meilleur dans le monde; et mon vieux Turdy qui n'est pas mal don Quichotte non plus, a pris feu tout de suite. Il ne m'a pas demandé si tu étais riche ou pauvre, mais si tu étais occupé. J'ai répondu: «Il s'occupe,» ce qui n'est peut-être pas la même chose; mais il n'a point paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa conquête et, par conséquent, celle de sa charmante petite fille, qui ne voit que par ses yeux.»
Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la précipitation d'Henri, ni le dégoûter de me rendre service, car je sentais bien qu'il pouvait seul suppléer à ma timidité… D'où vient que cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait souffrir?
Il remarqua mon silence et parut s'en inquiéter.
«Après ça, me dit-il, peut-être t'es-tu moqué de moi en me disant que tu étais épris de mademoiselle La Quintinie; et peut-être au fond penses-tu toujours à mademoiselle Marsanne?
– Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d'Élise, et laissons l'autre tranquille. Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse, qu'a-t-elle fait d'excentrique ou de hasardé aujourd'hui, pour que deux écoliers en vacances se permettent d'épier le premier battement de son cœur et de disposer de sa vie dans leurs rêves?»
Henri se prit à rire, et puis tout d'un coup il me développa d'un ton fort sérieux, et pour la première fois, ses théories sur l'amour et le mariage.
«Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour un écolier; mais, moi, je sens que je suis un homme, et un homme de mon temps, qui plus est. A vingt-cinq ans, j'en ai, à beaucoup d'égards, cinquante. Tu ne m'en fais pas ton compliment, je le sais, je t'en dispense. Je n'ai pas la prétention de te servir de modèle, et je ne me permets pas de vouloir rien déranger au système d'éducation que ton père t'a appliqué. Je suis ce qu'on m'a fait, ce que le monde d'aujourd'hui fait de tous les jeunes gens qui ne se présentent pas à lui armés de toutes pièces par la déesse Minerve, et cuirassés de théories plus ou moins transcendantes. Je ne suis pas venu au monde comme toi, avec une fortune bien établie. Mon père a mangé gaiement la sienne sans trop songer à mon avenir, c'était son droit. Il m'a procuré un emploi assez lucratif dans un ministère. Je suis un homme occupé, moi, et je n'en suis pas plus fier car mon occupation ne sert absolument à rien et ne me prend pas une parcelle de mon intelligence, de mon cœur ou de ma volonté. Je suis un privilégié qui ne feint même pas de travailler, vu qu'il est fier et méprise l'hypocrisie, un être complètement inutile à la société, et qui ne se soucie pas plus d'elle qu'elle ne se soucie de lui. Mon père s'est servi d'une influence acquise par ses opinions; moi, je n'ai pas encore d'opinions politiques, et, comme je suis un honnête garçon, je ne feins pas plus d'en avoir que je ne feins de prendre mon emploi au sérieux. Je sais très-bien qu'en perdant mon père, je resterai sans appui, et que, si j'ai affaire alors à des supérieurs zélés, à des pédants administratifs, je perdrai ma place. Voilà pourquoi je songe à me marier pendant que j'ai cette place, qui fait de moi ce qu'on appelle un parti sortable. Qui dit mariage dit donc affaire dans la position où je suis; cette position, je ne me la suis pas faite, je l'ai subie. Je n'aurais pas mieux demandé que d'être un homme de mérite, mais on ne m'a pas donné l'occasion de le devenir. J'y suppléerai par ma volonté quand je me sentirai mûr. Je réfléchirai, j'écrirai ou j'agirai; je serai quelque chose. Il n'est pas permis de ne rien être au temps où nous vivons. Ce que je produirai, je ne le sais pas encore, mais je sais la philosophie que j'aurai, et je veux bien te la dire d'avance.
«Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je ne la nie pas; mais je ne force pas non plus mon imagination pour y croire; Toute ma religion consiste à accepter là vie présente telle qu'elle est, et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de durée. J'accepte aussi la courte mesure d'intelligence qu'il m'a donnée, ainsi qu'à la plupart de mes semblables, et ma vertu consiste à n'en pas faire le mauvais usage de préférer le laid au beau, le mal au bien. Donc, je ne ferai jamais d'action perverse et je n'aurai pas de vices, ce qui ne sera pas une conduite trop vulgaire; je n'ai pas de goût pour ce qui est vulgaire.
«Te voilà fixé sur mes principes de religion et de moralité, ils tiennent, comme tu le vois, en deux mots: tolérance et bon goût. C'est assez, si ces deux mots-là sont sérieux.
«Passons au chapitre du sentiment. Je suis passionné, avec l'imagination froide, c'est-à-dire que je suis jeune, que je n'ai abusé de rien, que j'ai encore des sens, et que je suis très-capable d'aimer une femme à la condition qu'elle sera ma femme et que je pourrai l'estimer. Je n'estime pas les femmes en général. Toutes celles que j'ai connues intimement jouaient un rôle quelconque, et se sont classées dans mon souvenir comme des actrices plus ou moins habiles; mais celle que je choisirai sera forcée d'être naturelle, vu qu'elle ne fera aucun effet et n'aura aucune prise sur moi, si elle ne l'est pas. Qu'elle soit du reste tout ce qu'il lui plaira d'être, sérieuse ou frivole, artiste ou bourgeoise d'esprit, pieuse ou philosophe, ambitieuse ou modeste, mondaine ou cénobitique, pourvu qu'elle soit de bonne foi dans le caractère qu'elle me montrera et honnête dans la satisfaction de ses instincts, je lui laisserai sa libre initiative. Elle sera fidèle, c'est tout ce qu'il me faut, et jamais ridicule, j'en réponds, j'y veillerai; je saurai la choisir, te dis-je, et je l'aiderai à marcher droit, je l'y contraindrai au besoin. Je n'ai donc aucune frayeur du mariage, j'en remplirai consciencieusement tous les devoirs, et je me ferai respecter, je me le suis juré à moi-même.
«J'ai dit. Tu connais à présent celui qui te parle. Je passe au fait présent, au sujet qui t'occupe. Élise Marsanne me plaît; elle est, jusqu'à ce jour, la seule femme dont je puisse dire: Je peux l'aimer; mais je ne l'aime point encore, je n'ai pas lâché la bride à la vivacité de mon goût pour elle. Dis-moi franchement, et une fois pour toutes, que tu renonces à elle et que ton père t'autorise à n'y plus songer, et demain je te dirai peut-être que je suis amoureux d'elle, si ce mot-là te paraît nécessaire au sérieux de mes projets.»
J'ai voulu, cher père, te rapporter aussi textuellement que possible tout ce discours de notre ami, parce que madame Marsanne, voyant que je ne recherche pas sa fille, te consultera probablement avant d'écouter un autre prétendant. Peut-être que tout cela ne t'apprend rien, qu'elle t'a déjà écrit la tournure que prenaient les choses en ce qui concerne Élise, et que depuis longtemps tu as pénétré le caractère et les idées d'Henri. Peut-être que tu les as pesées dans ta sagesse, et que tu as déjà porté ton jugement. Permets-moi cependant de te dire le mien, Élise Marsanne et Henri Valmare me semblent faits l'un pour l'autre, et j'ai quelque sujet de croire qu'ils s'entendent déjà fort bien.
Quant à mon avis… qu'importe? Puis-je dire que j'ai un avis, une théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s'est fait sur l'amour et le mariage? Non, en vérité, je n'avais pas encore beaucoup pensé au mariage, moi, et, depuis que j'aime, tout se résume pour moi dans le besoin de l'amour éternel, de l'amour exclusif. Le mot de mariage ne m'offre pas un sens à part, et je ne peux rien discuter à ce sujet avec Henri, qui fait de l'amour une sorte de satisfaction physique légitime, énergique et amicale, mais où il semble que les croyances, les opinions, les idées en un mot doivent faire éternellement deux lits.
Je lui ai juré que ni toi ni moi n'apporterions d'obstacle à ses projets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de vue.
Deux jours après, nous allâmes rendre notre visite à M. de Turdy. Il était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi seules dans leur voiture. Moi, je n'y trouvais rien à redire, je devais croire et je crois à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs auxquels M. de Turdy confie son unique enfant; mais Henri, qui est plus occupé que moi des usages, a demandé assez naïvement au vieillard si les jeunes Savoyardes jouissaient de la liberté qu'on accorde aux demoiselles anglaises.
«Non, pas du tout, a-t-il répondu; mais ma Lucie, n'est plus