La tentation de Saint Antoine. Gustave Flaubert
Читать онлайн книгу.il y a trop d'orgueil à ces triomphes! Soldat valait mieux. J'étais robuste et hardi, – assez pour tendre le câble des machines, traverser les forêts sombres, entrer casque en tête dans les villes fumantes!.. Rien ne m'empêchait, non plus, d'acheter avec mon argent une charge de publicain au péage de quelque pont; et les voyageurs m'auraient appris des histoires, en me montrant dans leurs bagages des quantités d'objets curieux …
Les marchands d'Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière de Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit des tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord! Au delà, des arbres taillés en cône protégent contre le vent du sud les fermes tranquilles. Le toit de la haute maison s'appuie sur de minces colonnettes, rapprochées comme les bâtons d'une claire-voie; et par ces intervalles le maître, étendu sur un long siège, aperçoit toutes ses plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le pressoir où l'on vendange, les boeufs qui battent la paille. Ses enfants jouent par terre, sa femme se penche pour l'embrasser.
Dans l'obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des
museaux pointus, avec des oreilles toutes droites et des yeux brillants.
Antoine marche vers eux. Des graviers déroulent, les bêtes s'enfuient.
C'était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique, dans une pose pleine de défiance.
Comme il est joli! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement.
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît.
Ah! il s'en va rejoindre les autres! Quelle solitude! Quel ennui!
Riant amèrement:
C'est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des nattes, puis d'échanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui vous brise les dents! Ah! misère de moi! est-ce que ça ne finira pas! Mais la mort vaudrait mieux! Je n'en peux plus! Assez! assez!
Il frappe du pied, et tourne au milieu des roches d'un pas rapide, puis s'arrête hors d'haleine, éclate en sanglots et se couche par terre, sur le flanc.
La nuit est calme; des étoiles nombreuses palpitent; on n'entend que le claquement des tarentules.
Les deux bras de la croix font une ombre sur le sable; Antoine, qui pleure, l'aperçoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu! Du courage, relevons-nous!
Il entre dans sa cabane, découvre un charbon enfoui, allume une torche et la plante sur le stèle de bois, de façon à éclairer le gros livre.
Si je prenais … la Vie des Apôtres?.. oui!.. n'importe où!
«Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d'animaux terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d'oiseaux; et une voix lui dit: Pierre, lève-toi! tue, et mange!»
Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout?.. tandis que moi …
Antoine reste le menton sur la poitrine. Le frémissement des pages, que le vent agite, lui fait relever la tête, et il lit:
«Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent un grand carnage, de sorte qu'ils disposèrent à volonté de ceux qu'ils haïssaient.»
Suit le dénombrement des gens tués par eux: soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert! D'ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se venger, tout en massacrant des idolâtres! La ville sans doute regorgeait de morts! Il y en avait au seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hauteur dans les chambres que les portes ne pouvaient plus tourner!.. – Mais voilà que je plonge dans des idées de meurtre et de sang!
Il ouvre le livre à un autre endroit.
«Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel.»
Ah! c'est bien! Le Très-Haut exalte ses prophètes au-dessus des rois; celui-là pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de délices et d'orgueil. Mais Dieu, par punition, l'a changé en bête. Il marchait à quatre pattes!
Antoine se met à rire; et en écartant les bras, du bout de sa main, dérange les feuilles du livre. Ses yeux tombent sur cette phrase:
«Ezéchias eut une grande joie de leur arrivée. Il leur montra ses parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de senteur, tous ses vases précieux, et ce qu'il y avait dans ses trésors.»
Je me figure … qu'on voyait entassés jusqu'au plafond des pierres fines, des diamants, des dariques. Un homme qui en possède une accumulation si grande n'est plus pareil aux autres. Il songe, tout en les maniant, qu'il tient le résultat d'une quantité innombrable d'efforts, et comme la vie des peuples qu'il aurait pompée et qu'il peut répandre. C'est une précaution utile aux rois. Le plus sage de tous n'y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient de l'ivoire, des singes … Où est-ce donc?
Il feuillette vivement.
Ah! voici!
«La Reine de Saba, connaissant la gloire de Salomon, vint le tenter, en lui proposant des énigmes.»
Comment espérait-elle le tenter? Le Diable a bien voulu tenter Jésus! Mais Jésus a triomphé parce qu'il était Dieu, et Salomon grâce peut-être à sa science de magicien. Elle est sublime, cette science-là! Car le monde, – ainsi qu'un philosophe me l'a expliqué, – forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d'un seul corps. Il s'agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu?.. On pourrait donc modifier ce qui paraît être l'ordre immuable?
Alors les deux ombres dessinées derrière lui par les bras de la croix se projettent en avant. Elles font comme deux grandes cornes; Antoine s'écrie:
Au secours, mon Dieu!
L'ombre est revenue à sa place.
Ah!.. c'était une illusion! pas autre chose! – Il est inutile que je me tourmente l'esprit! Je n'ai rien à faire!.. absolument rien à faire!
Il s'assoit, et se croise les bras.
Cependant … j'avais cru sentir l'approche … Mais pourquoi viendrait-Il? D'ailleurs, est-ce que je ne connais pas ses artifices? J'ai repoussé le monstrueux anachorète qui m'offrait, en riant, des petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me prendre sur sa croupe, – et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très-beau, et qui m'a dit s'appeler l'esprit de fornication.
Antoine marche de droite et de gauche, vivement.
C'est par mon ordre qu'on a bâti cette foule de retraites saintes, pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvres, et nombreux à pouvoir faire une armée! J'ai guéri de loin des malades; j'ai chassé des démons; j'ai passé le fleuve au milieu des crocodiles; l'empereur Constantin m'a écrit trois lettres; Balacius, qui avait craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux; le peuple d'Alexandrie, quand j'ai reparu, se battait pour me voir, et Athanase m'a reconduit sur la route. Mais aussi quelles oeuvres! Voilà plus de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours! J'ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j'ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l'oeil comme Pacôme; et ceux qu'on décapite, qu'on tenaille ou qu'on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre!
Antoine se ralentit.
Certainement, il n'y a personne dans une détresse aussi profonde! Les coeurs charitables diminuent. On ne me donne plus rien. Mon manteau est usé. Je n'ai pas de sandales, pas même une écuelle! – car, j'ai distribué aux pauvres et à ma famille tout mon bien, sans retenir une obole. Ne serait ce que pour avoir des outils indispensables à mon travail, il me faudrait un peu d'argent. Oh! pas beaucoup!