Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.vaincus de mauvaise humeur, ne peut lui porter atteinte; dites cela, et je jette cette arme loin de moi, et je vais vous serrer la main; car, je le reconnais, monsieur, vous êtes un brave.
– Je ne rendrai hommage à cette réputation d'honneur et de délicatesse dont vous parlez, monsieur, que lorsque votre général en chef se servira de l'influence que lui a donnée son génie sur les affaires de la France, pour faire ce qu'a fait Monk, c'est-à- dire pour rendre le trône à son souverain légitime.
– Ah! fit Roland avec un sourire, c'est trop demander d'un général républicain.
– Alors, je maintiens ce que j'ai dit, répondit le jeune noble; tirez, monsieur, tirez.
Puis, comme Roland ne se hâtait pas d'obéir à linjonction:
– Mais, ciel et terre! tirez donc! dit-il en frappant du pied.
Roland, à ces mots, fit un mouvement indiquant qu'il allait tirer en l'air.
Alors, avec une vivacité de parole et de geste qui ne lui permit pas de laccomplir:
– Ah! s'écria M. de Barjols, ne tirez point en l'air, par grâce! ou j'exige que l'on recommence et que vous fassiez feu le premier.
– Sur mon honneur! s'écria Roland devenant aussi pâle que si tout son sang l'abandonnait, voici la première fois que j'en fais autant pour un homme, quel qu'il soit. Allez-vous en au diable! et, puisque vous ne voulez pas de la vie, prenez la mort.
Et à l'instant même, sans prendre la peine de viser, il abaissa son arme et fit feu.
Alfred de Barjols porta la main à sa poitrine, oscilla en avant et en arrière, fit un tour sur lui-même et tomba la face contre terre.
La balle de Roland lui avait traversé le coeur.
Sir John, en voyant tomber M. de Barjols, alla droit à Roland et l'entraîna vers l'endroit où il avait jeté son habit et son chapeau.
– C'est le troisième, murmura Roland avec un soupir; mais vous m'êtes témoin que celui-ci l'a voulu.
Et, rendant son pistolet tout fumant à sir John, il revêtit son habit et son chapeau.
Pendant ce temps, M. de Valensolle ramassait le pistolet échappé à la main de son ami et le rapportait avec la boîte à sir John.
– Eh bien? demanda lAnglais en désignant des yeux Alfred de
Barjols.
– Il est mort, répondit le témoin.
– Ai-je fait en homme d'honneur, monsieur? demanda Roland en essuyant avec son mouchoir la sueur qui, à l'annonce de la mort de son adversaire, lui avait subitement inondé le visage.
– Oui, monsieur, répondit M. de Valensolle; seulement, laissez- moi vous dire ceci: vous avez la main malheureuse.
Et, saluant Roland et son témoin avec une exquise politesse, il retourna près du cadavre de son ami.
– Et vous, milord, reprit Roland, que dites-vous?
– Je dis, répliqua sir John avec une espèce d'admiration forcée, que vous êtes de ces hommes à qui le divin Shakespeare fait dire d'eux-mêmes: «Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour: mais je suis l'aîné.»
V – ROLAND
Le retour fut muet et triste; on eût dit qu'en voyant s'évanouir ses chances de mort, Roland avait perdu toute sa gaieté.
La catastrophe dont il venait d'être l'auteur pouvait bien être pour quelque chose dans cette taciturnité; mais, hâtons-nous de le dire, Roland, sur le champ de bataille, et surtout dans sa dernière campagne contre les Arabes, avait eu trop souvent à enlever son cheval par-dessus les cadavres qu'il venait de faire, pour que l'impression produite sur lui par la mort d'un inconnu l'eût si fort impressionné.
Il y avait donc une autre raison à cette tristesse; il fallait donc que ce fût bien réellement celle que le jeune homme avait confiée à sir John. Ce n'était donc pas le regret de la mort d'autrui, c'était le désappointement de sa propre mort.
En rentrant à l'hôtel du Palais-Royal, sir John monta dans sa chambre pour y déposer ses pistolets, dont la vue pouvait exciter dans l'esprit de Roland quelque chose de pareil à un remords; puis il vint rejoindre le jeune officier pour lui remettre les trois lettres qu'il en avait reçues.
Il le trouva tout pensif et accoudé sur sa table.
Sans prononcer une parole, l'Anglais déposa les trois lettres devant Roland.
Le jeune homme jeta les yeux sur les adresses, prit celle qui était destinée à sa mère, la décacheta et la lut.
À mesure qu'il la lisait, de grosses larmes coulaient sur ses joues.
Sir John regardait avec étonnement cette nouvelle face sous laquelle Roland lui apparaissait.
Il eût cru tout possible à cette nature multiple, excepté de verser les larmes qui coulaient silencieusement de ses yeux.
Puis, secouant la tête et sans faire le moins du monde attention à la présence de sir John, Roland murmura:
– Pauvre mère! elle eût bien pleuré; peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi: des mères ne sont pas faites pour pleurer leurs enfants!
Et, d'un mouvement machinal, il déchira la lettre écrite à sa mère, celle écrite à sa soeur, et celle écrite au général Bonaparte.
Après quoi, il en brûla avec soin tous les morceaux.
Alors, sonnant la fille de chambre:
– Jusqu'à quelle heure peut-on mettre les lettres à la poste? demanda-t-il.
– Jusqu'à six heures et demie, répondit celle-ci; vous n'avez plus que quelques minutes.
– Attendez, alors.
Il prit une plume et écrivit:
«Mon cher général,
«Je vous l'avais bien dit, je suis vivant et lui mort. Vous conviendrez que cela a l'air d'une gageure.
«Dévouement jusqu'à la mort.
«Votre paladin.»
Puis il cacheta la lettre, écrivit sur l'adresse: Au général Bonaparte, rue de la victoire, à Paris, et la remit à la fille de chambre en lui recommandant de ne pas perdre une seconde pour la faire mettre à la poste.
Ce fut alors seulement qu'il parut remarquer sir John et qu'il lui tendit la main.
– Vous venez de me rendre un grand service, milord, lui dit-il, un de ces services qui lient deux hommes pour l'éternité. Je suis déjà votre ami; voulez-vous me faire l'honneur d'être le mien?
Sir John serra la main que lui présentait Roland.
– Oh! dit-il; je vous remercie bien beaucoup. Je n'eusse point osé vous demander cet honneur; mais vous me l'offrez… je l'accepte.
Et, à son tour, limpassible Anglais sentit s'amollir son coeur et secoua une larme qui tremblait au bout de ses cils.
Puis, regardant Roland:
– Il est très malheureux, dit-il, que vous soyez si pressé de partir; j'eusse été heureux et satisfait de passer encore un jour ou deux avec vous.
– Où alliez-vous, milord, quand je vous ai rencontré?
– Oh! moi, nulle part, je voyageais pour désennuyer moi! J'ai le malheur de m'ennuyer souvent.
– De sorte que vous n'alliez nulle part?
– J'allais partout.
– C'est exactement la même chose, dit le jeune officier en souriant. Eh bien, voulez-vous faire une chose?
– Oh! très volontiers, si c'est possible.
– Parfaitement possible: elle ne dépend que de vous.
– Dites.
– Vous deviez,