Georges. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.se coucher dans un lit chaud et doux, il s'enveloppait dans son manteau, se jetait sur une peau d'ours et dormait là toute la nuit. Un instant, la nature surprise hésita, ne sachant si elle devait rompre ou triompher. Georges sentait qu'il jouait sa vie, mais que lui importait sa vie; si sa vie n'était pas pour lui la domination de la force et la supériorité de l'adresse? La nature fut la plus puissante; la faiblesse physique, vaincue devant l'énergie de la volonté, disparut comme un serviteur infidèle chassé par un maître inflexible. Enfin, trois mois d'un pareil régime fortifièrent tellement le pauvre chétif, qu'à son retour ses camarades hésitaient à le reconnaître. Alors ce fut lui qui chercha querelle aux autres et qui battit, à son tour, ceux qui l'avaient tant de fois battu. Alors ce fut lui qui fut craint et qui, étant craint, fut respecté.
Au reste, par une harmonie toute naturelle, à mesure que la force se répandait dans le corps, la beauté s'épanouissait sur le visage; Georges avait toujours eu des yeux superbes et des dents magnifiques; il laissa pousser ses longs cheveux noirs dont à force de soins il corrigea la rudesse native et qui s'assouplirent sous le fer. Sa pâleur maladive disparut pour faire place à un teint mat plein de mélancolie et de distinction: enfin, le jeune homme s'étudia à être beau, comme l'enfant s'étudiait à être fort et adroit.
Aussi, lorsque Georges, après avoir fait sa philosophie, sortit du collège, c'était un gracieux cavalier de cinq pieds quatre pouces, et, comme nous l'avons dit, quoiqu'un peu mince, admirablement pris dans sa taille. Il savait à peu près tout ce qu'un jeune homme du monde doit savoir. Mais il comprit que ce n'était pas assez que d'être, en toutes choses, de la force du commun des hommes; il décida qu'en toutes choses il leur serait supérieur.
Au reste, les études qu'il avait résolu de s'imposer lui devenaient faciles, débarrassé qu'il était de ses travaux scolastiques, et maître désormais de tout son temps. Il fixa à l'emploi de sa journée des règles dont il résolut de ne pas se départir: le matin, à six heures, il montait à cheval; à huit heures, il allait au tir au pistolet; de dix heures à midi, il faisait des armes; de midi à deux heures, il suivait les cours de la Sorbonne; de trois à cinq heures, il dessinait tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre; enfin, le soir, il allait ou au spectacle ou dans le monde, dont son élégante courtoisie, bien plus encore que sa fortune, lui ouvrait toutes les portes.
Aussi Georges se lia-t-il avec tout ce que Paris avait de mieux en artistes, en savants et en grands seigneurs; aussi Georges, également familier avec les arts, la science et la fashion, fut-il bientôt cité comme un des esprits les plus intelligents, comme un des penseurs les plus logiques, et comme un des cavaliers les plus distingués de la capitale. Georges avait donc à peu près atteint son but.
Cependant, il lui restait une dernière épreuve à faire: certain d'être maître des autres, il ignorait encore s'il était maître de lui-même; or, Georges n'était pas homme à conserver un doute sur quelque chose que ce fût; il résolut de s'éclairer sur son propre compte.
Georges avait souvent craint de devenir joueur.
Un jour, il sortit les poches pleines d'or, et s'achemina vers Frascati. Georges s'était dit: «Je jouerai trois fois; à chaque fois, je jouerai trois heures, et, pendant ces trois heures, je risquerai dix mille francs: puis, passé ces trois heures, que j'aie perdu ou gagné, je ne jouerai plus.»
Le premier jour, Georges perdit ses dix mille francs en moins d'une heure et demie. Il n'en resta pas moins ses trois heures à regarder jouer les autres, et, quoiqu'il eût dans un portefeuille et en billets de banque les vingt mille francs qu'il était décidé à hasarder dans les deux essais qui lui restaient à faire, il ne jeta pas sur le tapis un louis de plus qu'il ne s'était proposé.
Le second jour, Georges gagna d'abord vingt-cinq mille francs; puis, comme il s'était imposé à lui-même de jouer trois heures, il continua de jouer, et reperdit tout son gain, plus deux mille francs de son argent; en ce moment il s'aperçut qu'il jouait depuis trois heures et cessa avec la même ponctualité que la veille.
Le troisième jour, Georges commença par perdre; mais, sur son dernier billet de banque, la fortune changea, et la chance lui redevint favorable; il lui restait trois quarts d'heure à jouer; pendant ces trois quarts d'heure, Georges joua avec un de ces bonheurs étranges, dont les habitués des tripots perpétuent le souvenir par des traditions orales: pendant ces trois quarts d'heure, Georges eut l'air d'avoir fait un pacte avec le diable, à l'aide duquel un démon invisible lui soufflait d'avance à l'oreille la couleur qui allait sortir et la carte qui allait gagner. L'or et les billets de banque s'entassaient devant lui, à la grande stupéfaction des assistants. Georges ne pensait plus lui-même; il jetait son argent sur la table et disait au banquier: «Où vous voudrez.» Le banquier plaçait l'argent au hasard, et Georges gagnait. Deux joueurs de profession, qui avaient suivi sa veine et qui avaient gagné des sommes énormes, crurent que le moment était arrivé d'adopter une marche contraire, ils parièrent alors contre lui; mais la fortune resta fidèle à Georges. Ils reperdirent tout ce qu'ils avaient gagné, puis tout ce qu'ils avaient sur eux; puis, comme ils étaient connus pour des gens sûrs, ils empruntèrent au banquier cinquante mille francs qu'ils reperdirent encore. Quant à Georges, impassible, sans qu'une seule émotion transpirât sur son visage, il voyait s'augmenter cette masse d'or et de billets, regardant de temps en temps la pendule qui devait sonner l'heure de sa retraite. Enfin cette heure sonna. Georges s'arrêta à l'instant, chargea son domestique de l'or et des billets gagnés, et, avec le même calme, la même impassibilité qu'il avait joué, qu'il avait perdu et qu'il avait gagné, il sortit, envié par tous ceux qui avaient assisté à la scène qui venait de se passer, et qui s'attendaient à le revoir le lendemain.
Mais, contre l'attente de tout le monde, Georges ne reparut pas. Il fit plus: il mit l'or et les billets, pêle-mêle, dans un tiroir de son secrétaire, se promettant de ne rouvrir le tiroir que huit jours après. Ce jour arrivé, Georges rouvrit le tiroir, et fit la vérification de son trésor. Il avait gagné deux cent mille francs.
Georges était content de lui; il avait vaincu une passion.
Georges avait les sens ardents d'un homme des tropiques.
À la suite d'une orgie, plusieurs de ses amis le conduisirent chez une courtisane, célèbre par sa beauté et par sa capricieuse fantaisie. Ce soir-là, il avait pris à la moderne Laïs une recrudescence de vertu. La soirée se passa donc à parler morale; on eût cru que la maîtresse de la maison aspirait au prix Montyon. Cependant, on avait pu voir que les yeux de la belle prêcheuse se fixaient de temps en temps sur Georges avec une expression d'ardent désir qui démentait la froideur de ses paroles. Georges de son côté, trouva cette femme plus désirable encore qu'on ne lui avait dit. Et, pendant trois jours, le souvenir de cette séduisante Astarté poursuivit la virginale imagination du jeune homme. Le quatrième jour, Georges reprit le chemin de la maison qu'elle habitait, monta l'escalier avec un effroyable battement de cœur, tira la sonnette avec un mouvement si convulsif, que le cordon faillit lui rester dans la main; puis, sentant les pas de la femme de chambre qui s'approchaient, il commanda à son cœur de cesser de battre, à son visage d'être calme, et, d'une voix dans laquelle il était impossible de reconnaître la moindre trace d'émotion, il demanda à la femme de chambre de le conduire à sa maîtresse. Celle-ci avait entendu sa voix. Elle accourut, joyeuse et bondissante; car l'image de Georges, dont la vue lui avait fait, au moment où elle l'avait aperçu, une profonde impression, ne l'avait pas quittée depuis; elle espérait donc que l'amour, ou du moins le désir, ramenait près d'elle le beau jeune homme qui avait produit sur elle une si profonde impression.
Elle se trompait: c'était encore une épreuve sur lui-même que Georges avait résolu de faire: il était venu là pour mettre aux prises une volonté de fer et des sens de feu. Il resta deux heures près de cette femme, donnant un pari pour prétexte à son impassibilité, et luttant à la fois contre le torrent de ses désirs et les caresses de la débauche; puis, au bout de deux heures, vainqueur dans cette seconde épreuve, comme il l'avait été dans la première, il sortit.
Georges était content de lui, il avait dompté ses sens.
Nous avons dit que Georges n'avait pas le courage physique qui se jette au milieu du danger, mais seulement le courage bilieux qui l'attend lorsqu'il ne peut l'éviter. Georges craignait