Le Capitaine Aréna — Tome 2. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.qui vous êtes; et, du moment où vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein!
— Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt.
Et levant la jambe, il passa à travers l'établi comme s'il n'eût eu à percer qu'un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d'un bouc.
— Bon! dit le tailleur, bon! Judith n'a qu'à bien se tenir. Et il continua de travailler avec une telle promptitude qu'au bout d'un instant les culottes se trouvèrent faites.
— Où vas-tu? demanda le vieillard.
— Je vais rallumer le feu afin de chauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup aux coutures de vos culottes.
— Oh! si c'est pour cela ce n'est pas la peine de te déranger.
Et il tira de la même poche dont il avait déjà tiré les verres et la bouteille un éclair qui s'en alla en serpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui, s'enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tous les environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le fer rougit.
— Eh! eh! s'écria le tailleur, que faites-vous donc? vous allez faire brûler vos culottes.
— Il n'y a pas de danger, dit le vieillard; comme je savais d'avance qu'elles me reviendraient, j'ai fait faire l'étoffe en laine d'amiante.
— Alors c'est autre chose, dit Térence en laissant glisser ses jambes le long de l'établi.
— Où vas-tu? demanda le vieillard.
— Chercher mon fer.
— Attends.
— Comment, que j'attende?
— Sans doute; est-ce qu'un homme de ton mérite est fait pour se déranger pour un fer!
— Mais il faut bien que j'aille à lui, puis-qu'il ne peut venir à moi.
— Bah! dit le vieillard; parce que tu ne sais pas le faire venir.
Alors il tira de sa poche un violon et un archet, et fit entendre quelques accords.
A la première note, le fer s'agita en cadence et vint en dansant jusqu'au pied de l'établi; arrivé là, le vieillard tira de l'instrument un accord plus aigu, et le fer sauta sur l'établi.
— Diable! dit Térence, voilà un instrument au son duquel on doit bien danser.
— Achève mes culottes, dit le vieillard, et je t'en jouerai un air après.
Le tailleur saisit le fer avec une poignée, retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois, et les aplatit avec tant d'ardeur qu'elles avaient disparu, et que les culottes semblaient d'une seule pièce. Puis, lorsqu'il eut fini:
— Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvez vous vanter d'avoir là une paire de culottes comme aucun tailleur de la Calabre n'est capable de vous en faire. Il est vrai aussi, ajouta-t-il à demi-voix que, si vous êtes homme de parole, vous allez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.
Le diable prit les culottes, les examina d'un air de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l'amour-propre de maître Térence. Puis, après a voir eu la précaution de passer sa queue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout de ses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d'ôter les anciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, il s'était contenté de passer simplement un habit et un gilet; puis il serra la boucle de la ceinture, boutonna les jarretières et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maître Térence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu'elles jugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Les culottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur don Girolamo, on l'avait prise sur le vieillard lui-même.
— Maintenant, dit le vieillard après avoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse, pour assouplir le vêtement au moule qu'il recouvrait; maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir la mienne; et, prenant son violon et son archet, il se mit à jouer un cotillon si vif et si dansant, qu'au premier accord maître Térence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l'ange qui portait Habacuc l'avait soulevé par les cheveux, et qu'aussitôt il se mit à sauter avec une frénésie dont, même à l'époque où il passait pour un beau danseur, il n'avait jamais eu l'idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délire chorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui se trouvaient dans la chambre; la pelle donna la main aux pincettes et les tabourets aux chaises; les ciseaux ouvrirent leurs jambes; les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurs pointes, et un ballet général commença, dont maître Térence était le principal acteur, et dont tous les objets environnants étaient les accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieu de la chambre, battant la mesure de son pied fourchu et indiquant d'une voix grêle les figures les plus fantastiques qui étaient à l'instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, et pressant toujours la mesure de façon que non-seulement maître Térence paraissait hors de lui-même, mais encore que la pelle et les pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, que les chaises et les tabourets s'échevelaient, et que l'eau coulait le long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s'ils étaient en nage enfin, à un dernier accord plus violent que les autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avec une telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que la porte de la chambre à coucher s'ouvrant la signora Judith parut sur le seuil.
Soit que le terme du ballet fut arrivé, soit que cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue de la digne femme la musique cessa. Aussitôt maître Térence retomba assis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent à côté l'une de l'autre, les tabourets et les chaises se raffermirent sur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, les épingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguilles rentrèrent dans leur étui.
Un silence de mort succéda à l'horrible brouhaha qui depuis un quart d'heure se faisait entendre.
Quant à Judith, la pauvre femme, comme on le comprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mari profitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais elle n'était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d'un pareil outrage: elle sauta sur les pincettes afin d'étriller vigoureusement son mari; mais, comme de son côté maître Térence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu'elle saisissait l'arme avec laquelle elle comptait corriger le délinquant, il sautait, lui, à bas de son établi, et, saisissant le diable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié. Malheureusement Judith n'était pas femme à compter ses ennemis, et, comme dans certains moments il fallait qu'elle frappât n'importe sur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de son air goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna de toute sa force un coup sur le front; mais ce coup, au grand étonnement de Judith, n'eut d'autre résultat que de faire jaillir de l'endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla et frappa de l'autre côté, ce qui fit à l'instant même jaillir une seconde corne de la même dimension et de la même couleur. A cette double apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avait affaire et voulut faire retraite dans sa chambre; mais, au moment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta son violon à son épaule, posa l'archet sur les cordes et commença un air de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que, si peu que le cœur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, son corps, forcé d'obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de la chambre et se mit à valser frénétiquement, bien qu'elle jetât les hauts cris et s'arrachât les cheveux de désespoir; tandis que Térence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, et que les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, les ciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au ballet diabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles le vieux gentilhomme eut l'air de fort s'amuser des cris et des contorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, comme avait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau,