Le Rhin, Tome I. Victor Hugo
Читать онлайн книгу.propos, à Montmirail l'hôtel de la Poste m'a fait payer quatre œufs frais quarante sous; cela m'a paru un peu vif.
J'oubliais de vous dire que Thibaut Ier a été enterré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je réclame dans l'église actuelle une tombe pour M. Poterlet-Galichet.
C'était un brave que ce Strozzi. Brisquet, fou de Henri II, s'amusa un jour à lui larder avec du lard, par derrière, en pleine cour, un fort beau manteau neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît que cela fit beaucoup rire, car Strozzi s'en vengea cruellement. Pour moi, je n'aurais pas ri et je ne me serais pas vengé. Larder un manteau de velours avec du lard! Je n'ai jamais été ébloui de cette plaisanterie de la Renaissance.
LETTRE III
CHALONS. SAINTE-MENEHOULD. VARENNES
Le voyageur fait son entrée à Varenne. – Place où Louis XVI fut arrêté. – Ce qu'on raconte dans le pays. – Comment s'appelait l'homme qui avait en 1791 l'âme de Judas. – Rapprochements sinistres. – Les lieux ont parfois la figure des faits. – Varennes est près de Reims. – L'auberge du Grand-Monarque. – Ce que dit l'enseigne. – Ce que dit l'hôte. – L'église de Varennes. – Ce qu'on trouve dans les paysages de Champagne. – Châlons. – La cathédrale. – Notre-Dame. – Le guettier. – Le voyageur dit des choses très-risquées à propos d'un petit garçon fort laid qui est dans un clocher. – Les autres églises de Châlons. – L'hôtel de ville. – Quels sont les animaux assis devant la façade. – Notre-Dame-de-l'Epine. – Le puits miraculeux. – Familiarité du télégraphe avec Notre-Dame. – Un orage. – Sainte-Menehould. – Beautés épiques de la cuisine de l'hôtel de Metz. – L'oiseau endormi. – Eloge des femmes à propos des auberges. – Paysages. – Hymne à la Champagne.
Hier, à la chute du jour, mon cabriolet cheminait au delà de Sainte-Menehould; je venais de relire ces admirables et éternels vers:
Mugitusque boum mollesque sub arbore somni,
.......
Speluncæ vivique lacus.
J'étais resté appuyé sur le vieux livre entr'ouvert, dont les pages se chiffonnaient sous mon coude. J'avais l'âme pleine de toutes ces idées vagues, douces et tristes qui se mêlent ordinairement dans mon esprit aux rayons du soleil couchant, quand un bruit de pavé sous les roues m'a réveillé. Nous entrions dans une ville. – Qu'est cette ville? – Mon cocher m'a répondu: «C'est Varennes.» Puis la voiture s'est engagée dans une rue qui descend, entre deux rangs de maisons qui ont je ne sais quoi de grave et de pensif. Portes et volets fermés; de l'herbe dans les cours. Tout à coup, après avoir passé une vieille porte cochère du temps de Louis XIII, en pierres noires, accostée d'un grand puits revêtu d'un appareil de madriers, la voiture a débouché dans une petite place triangulaire entourée de maisons d'un seul étage, blanchies à la chaux, avec deux arbres rabougris gardant une porte dans un coin. Le grand côté de ce carrefour trigonal est orné d'un méchant beffroi écaillé d'ardoises. C'est dans cette place que Louis XVI fut arrêté comme il s'enfuyait, le 21 juin 1791. Il fut arrêté par Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould (il n'y avait pas alors de poste à Varennes), devant une maison jaune qui fait le coin de la place après avoir passé le beffroi. La voiture du roi suivait l'hypothénuse du triangle que dessine la place. La nôtre a parcouru le même chemin. Je suis descendu de cabriolet et j'ai regardé longtemps cette petite place. Comme elle s'est élargie rapidement! en quelques mois elle est devenue monstrueuse, elle est devenue la place de la Révolution.
Voici ce qu'on raconte dans le pays. Le roi se défendit vivement d'être le roi (ce que n'aurait pas fait Charles Ier, soit dit en passant). On allait le relâcher, faute de le reconnaître décidément, lorsque survint un monsieur d'Ethé, qui avait je ne sais quel sujet de haine contre la cour. Ce M. d'Ethé (je ne sais si c'est bien là l'orthographe du nom, mais on écrit toujours suffisamment le nom d'un traître), cet homme donc aborda le roi à la façon de Judas, en disant: «Bonjour, sire.» Cela suffit. On retint le roi. Il y avait cinq personnes royales dans la voiture; le misérable, avec un mot, les frappa toutes les cinq. Ce bonjour, sire, ce fut pour Louis XVI, pour Marie-Antoinette et pour madame Elisabeth, la guillotine; pour le Dauphin, l'agonie du Temple; pour Madame Royale, l'extinction de sa race et l'exil.
Pour qui ne songe pas à l'événement, la petite place de Varennes a un aspect morose; pour qui y pense, elle a un aspect sinistre.
Je crois vous l'avoir fait remarquer déjà en plus d'une occasion, la nature matérielle offre quelquefois des symbolismes singuliers. Louis XVI descendait dans ce moment-là une pente fort rapide et même dangereuse, où le maître-cheval de ma carriole a failli s'abattre. Il y a cinq jours, je trouvais une sorte de damier gigantesque sur le champ de bataille de Montmirail. Aujourd'hui je traverse la fatale petite place triangulaire de Varennes, qui a la forme du couteau de la guillotine.
L'homme qui assistait Drouet et qui saisit là Louis XVI s'appelait Billaud. – Pourquoi pas Billot?
Varennes est a quinze lieues de Reims. Il est vrai que la place du 21 janvier est à deux pas des Tuileries. Comme ces rapprochements ont dû torturer le pauvre roi! Entre Reims et Varennes, entre le sacre et le détrônement, il n'y a que quinze lieues pour mon cocher; pour l'esprit, il y a un abîme: la Révolution.
J'ai demandé gîte à une très-ancienne auberge qui a pour enseigne: Au grand Monarque, avec le portrait de Louis-Philippe. Probablement on a vu là tour à tour, depuis cent ans, Louis XV, Bonaparte et Charles X. Il y a quarante-huit ans, le jour où cette ville barra le passage à la voiture royale, ce qui pendait sur cette porte à la vieille branche de fer contournée, encore scellée au mur aujourd'hui, c'était sans doute le portrait de Louis XVI.
Louis XVI s'est peut-être arrêté au Grand Monarque, et s'est vu là peint en enseigne, roi en peinture lui-même. – Pauvre «Grand Monarque!»
Ce matin, je me suis promené dans la ville, qui est, du reste, très-gracieusement située sur les deux bords d'une jolie rivière. Les vieilles maisons de la ville haute font un amphithéâtre fort pittoresque sur la rive droite. L'église, qui est dans la ville basse, est insignifiante. Elle est vis-à-vis de mon auberge. Je la vois de la table où j'écris. Le clocher porte cette date: 1776. Il avait deux ans de plus que Madame Royale.
Cette sombre aventure a laissé quelque trace ici, chose rare en France. Le peuple en parle encore. L'aubergiste m'a dit qu'un monsieur de la ville en avait rédigé une comédie. – Cela m'a rappelé que la nuit de l'évasion, on avait habillé le petit Dauphin en fille, si bien qu'il demandait à Madame Royale si c'était pour une comédie. C'est cette comédie-là qu'a rédigée le «monsieur de la ville.»
Je dois réparation à l'église, je viens de la revoir. Elle a au côté droit un charmant petit portail trilobé.
Si toutes mes architectures ne vous ennuient pas, je vous dirai que Châlons n'a pas tout à fait répondu à l'idée que je m'en faisais, la cathédrale, du moins. Chemin faisant, et pour n'y plus revenir, j'ajoute que la route d'Epernay à Châlons n'est pas non plus ce que j'attendais. On ne fait qu'entrevoir la Marne, au bord de laquelle j'ai remarqué d'ailleurs, dans les villages, deux ou trois églises romanes à clocher peu aigu, comme le clocher de Fécamp. Tout le pays n'est que plaines; mais toujours des plaines, c'est trop beau. Il y a du reste, dans le paysage, beaucoup de moutons et beaucoup de Champenois.
Le vaisseau de la cathédrale est noble et d'une belle coupe; il reste quelques riches vitraux, une rosace entre autres: j'ai vu dans l'église une charmante chapelle de la renaissance avec l'F et la salamandre. Hors de l'église, il y a une tour romane très-sévère et très-pure et un précieux portail du quatorzième siècle. Mais tout cela est hideusement délabré; mais l'église est sale; mais les sculptures de François Ier sont emmargouillées de badigeon jaune; mais toutes les nervures des voûtes sont peinturlurées; mais la façade est une mauvaise copie de notre façade de Saint-Gervais; mais les flèches!.. – On m'avait