Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.révéler à ce fils, qui était son unique bonheur et sa plus chère consolation. Sans être bien pénétrée du droit que son mari avait de la froisser et de l'opprimer sans relâche, elle avait toujours paru accepter sa situation comme une loi de la nature et un précepte religieux. L'obéissance passive, prêchée ainsi d'exemple, était donc devenue une habitude d'instinct chez le jeune Émile, et s'il en eût été autrement, il y avait déjà longtemps que le raisonnement l'eût conduit à s'y soustraire. Mais en voyant tout plier au moindre signe de la volonté paternelle, et sa mère la première, il n'avait pas encore songé que cela pût et dût être autrement. Cependant le poids de l'atmosphère despotique où il avait vécu, l'avait, dès son enfance, porte à une sorte de mélancolie et de souffrance sans nom, dont il lui arrivait rarement de rechercher la cause. Il est dans la loi de nature que les enfants prennent le contre-pied des leçons qui les froissent; aussi Émile avait-il, de bonne heure, reçu des faits extérieurs une impulsion tout opposée à celle que son père eût voulu lui donner.
Les conséquences de cet antagonisme naturel et inévitable seront suffisamment développées par les faits de cette histoire, sans qu'il soit nécessaire de les expliquer ici.
Après avoir donné à sa mère le temps de se remettre un peu des émotions qu'elle avait éprouvées, Émile suivit son père, qui l'appelait pour venir constater les effets du désastre. M. Cardonnet montrait un calme au-dessus de tous les revers, et quelque contrariété qu'il pût éprouver, il n'en témoignait rien. Il passa en silence au milieu d'une haie de paysans qui étaient venus satisfaire leur curiosité et se donner le spectacle de son malheur, les uns avec indifférence, quelques autres avec un intérêt sincère, la plupart avec cette satisfaction non avouée mais irrésistible que le pauvre refoule prudemment, mais qu'il éprouve à coup sûr, lorsqu'il voit la colère des éléments frapper également sur le riche et sur lui. Tous ces villageois avaient perdu quelque chose à l'inondation, l'un une petite récolte de foin, l'autre un coin de potager, un troisième une brebis, quelques poules ou un tas de fagots; pertes bien minces en réalité, mais aussi graves peut-être relativement que celles du riche industriel. Cependant, lorsqu'ils virent le désordre de cette belle propriété naguère florissante, ils ne purent se défendre d'un mouvement de consternation, comme si la richesse avait quelque chose de respectable en soi-même, en dépit de la jalousie qu'elle excite.
M. Cardonnet n'attendit pas que l'eau fût complètement retirée pour faire reprendre le travail. Il envoya courir dans les prairies environnantes à la recherche des matériaux emportés par le courant. Il arma ses hommes de pelles et de pioches pour déblayer la vase et les foins entraînés qui obstruaient les abords de l'usine, et quand on put y pénétrer, il y entra le premier, afin de n'avoir point à s'émouvoir en pure perte des exagérations inspirées aux témoins par la première surprise.
VI.
JEAN LE CHARPENTIER
«Prenez un crayon, Émile, dit l'industriel à son fils, qui le suivait dans la crainte de quelque danger pour sa personne; ne faites pas d'erreur dans les chiffres que je vais vous dicter … Une … deux … trois roues brisées ici … La cage emportée … le grand moteur endommagé … trois mille … cinq … sept ou huit … Prenons le maximum: c'est le plus sûr en affaires … Écrivez huit mille francs … La digue rompue?.. c'est étrange!.. Écrivez quinze mille … Il faudra la refaire tout entière en ciment romain … Voilà un angle qui a fléchi … Écrivez, Émile … Émile, avez-vous écrit?..?»
Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi la devis de ses pertes et de ses prochaines dépenses; et quand son fils fut sommé d'en dresser le total, il haussa les épaules d'impatience en voyant que, soit distraction soit défaut d'habitude, le jeune homme ne s'en acquittait pas aussi rapidement qu'il l'eût souhaité.
«As-tu fait? dit-il au bout de deux ou trois minutes d'attente contenue.
– Oui, mon père … cela monte à quatre-vingt mille francs environ.
– Environ? reprit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Qu'est-ce que ce mot-là?»
Et fixant sur lui des yeux animés par une pénétration railleuse:
«Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perché sur un arbre. Moi, j'ai fait mon calcul de tête, et je suis fâché d'avoir à te dire qu'il était prêt avant que tu eusses taillé ton crayon. Il y a là pour quatre-vingt-un mille cinq cents francs de déboursés à recommencer.
– C'est beaucoup! dit Émile en s'efforçant de dissimuler son impatience sous un air sérieux.
– C'est plus de violence que je n'en aurais supposé à ce petit cours d'eau, reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s'il eût fait l'expertise d'un dommage étranger à sa fortune … mais ça ne sera pas long à réparer. Holà! du monde ici … Voilà un soliveau engagé entre deux grandes roues, et qu'un reste d'eau fait ballotter … Otez-moi cela bien vite, ou mes roues seront cassées.»
On s'empressa d'obéir, mais la besogne était plus difficile qu'elle ne paraissait. Toute la force de la mécanique tendait à peser sur cet obstacle, qui la menaçait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes s'écorchèrent les mains en pure perte.
«Prenez donc garde de vous blesser!» s'écriait involontairement Émile, mettant lui-même la main à l'œuvre pour alléger leur peine.
Mais M. Cardonnet criait de son côté:
«Tirez! poussez! allons donc, vous avez des bras de filasse!»
La sueur coulait de tous les fronts, et on n'avançait guère.
«Otez-vous tous de là, cria tout à coup une voix qu'Émile reconnut aussitôt, et laissez-moi faire … je veux en venir à bout tout seul.»
Et Jean, armé d'un levier, dégagea lestement une pierre à laquelle personne ne faisait attention. Puis, avec une dextérité merveilleuse, il donna un mouvement vigoureux au soliveau.
«Doucement, mille diables! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.
– Si je casse quelque chose je le payerai, répondit le paysan avec une brusquerie enjouée. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme!.. Courage, mon petit Pierre, c'est bien!.. Encore un peu, mon vieux Guillaume!.. Oh! les bons compagnons!.. Bellement! bellement! que je retire mon pied, ou tu me l'écraseras, fils du diable! Ça y est … pousse … n'aie pas peur … je tiens!..»
Et en moins de deux minutes, Jean, dont la présence et la voix semblaient électriser les autres ouvriers, dégagea la machine du corps étranger qui la compromettait.
«Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.
– Pourquoi faire, Monsieur? répliqua le paysan. J'ai assez travaillé comme cela pour aujourd'hui.
– C'est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur vin. Venez, vous dis-je, j'ai à vous parler … Mon fils, allez dire à votre mère qu'elle fasse servir du malaga sur ma table.
– Votre fils? dit Jean en regardant Émile avec un peu d'émotion. Si c'est là votre fils, je vous suis, car il m'a l'air d'un bon garçon.
– Oui, mon fils est un bon garçon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan, lorsqu'il le vit accepter un verre plein de la main d'Émile. Et vous aussi, vous êtes un bon garçon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux que vous ne faites depuis deux mois.
– Monsieur, faites excuse, répondit Jean en regardant autour de lui d'un air de méfiance; mais je suis trop vieux pour aller à l'école, et je ne suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du verglas. A votre santé, monsieur Cardonnet; en vous remerciant, vous, jeune homme, à qui j'ai fait de la peine hier soir. Vous ne m'en voulez pas?
– Attendez un instant, dit M. Cardonnet: avant de retourner à vos trous de renard, emportez ce pour-boire.
Et il lui tendit une pièce d'or.
«Gardez ça, gardez ça, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification par un mouvement du coude. Je ne suis pas intéressé, vous devez le savoir, et ce n'est pas pour vous faire plaisir