Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8). Gustave Flaubert
Читать онлайн книгу.Si je le peux, répondit-il.
N'avaient-ils donc rien autre chose à se dire? Leurs yeux pourtant étaient pleins d'une causerie plus sérieuse, et tandis qu'ils s'efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux. C'était comme un murmure de l'âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d'étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s'en raconter la sensation ou à en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l'immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l'on s'assoupit dans cet enivrement, sans même s'inquiéter de l'horizon que l'on n'aperçoit pas.
La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes espacées dans la boue. Souvent elle s'arrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l'air, la taille penchée, l'œil indécis; elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d'eau.
Quand ils furent arrivés dans son jardin, Mme Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut.
Léon rentra à son étude. Le patron était absent; il jeta un coup d'œil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et s'en alla.
Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d'Argueil, à l'entrée de la forêt; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts.
– Comme je m'ennuie! se disait-il, comme je m'ennuie!
Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village avec Homais pour ami, et M. Guillaumin pour maître. Ce dernier, tout occupé d'affaires, portant des lunettes à branches d'or et des favoris rouges sur cravate blanche, n'entendait rien aux délicatesses de l'esprit, quoiqu'il affectât un genre roide et anglais, qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, c'était la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux catastrophes d'autrui, laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets; – mais, si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d'un aspect si commun et d'une conversation si restreinte, qu'il n'avait jamais songé, quoiqu'elle eût trente ans, qu'il en eût vingt, qu'ils couchassent porte à porte et lui parlât chaque jour, qu'elle pût être une femme pour quelqu'un, ni qu'elle possédât de son sexe autre chose que la robe.
Et ensuite, qu'y avait-il? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mêmes, faisant des ripailles en famille, dévots d'ailleurs, et d'une société tout à fait insupportable.
Mais sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d'Emma se détachait isolée, et plus lointaine cependant, car il sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes.
Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien. Charles n'avait pas paru extrêmement curieux de le recevoir; et Léon ne savait comment s'y prendre entre la peur d'être indiscret et le désir d'une intimité qu'il estimait presque impossible.
IV
Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue pièce à plafond bas, où il y avait sur la cheminée un polypier touffu s'étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.
Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d'or. Emma, de loin, l'entendait venir; elle se penchait en écoutant, et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et sans détourner la tête. Mais au crépuscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle tressaillait à l'apparition de cette ombre qui passait tout à coup. Elle se levait et commandait qu'on mît le couvert.
M. Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours en répétant la même phrase: «Bonsoir, la compagnie!» puis, quand il s'était posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite on causait de ce qu'il y avait dans le journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par cœur, et il le rapportait intégralement, avec les réflexions du journaliste et toutes les histoires de catastrophes individuelles arrivées en France ou à l'étranger. Mais le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer quelques observations sur les mets qu'il voyait. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau le plus tendre, ou se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoûts et l'hygiène des assaisonnements; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine d'une façon à éblouir. La tête d'ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l'était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l'art de conserver les fromages et de soigner les vins malades.
A huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait d'un œil narquois, surtout si Félicité se trouvait là, s'étant aperçu que son élève affectionnait la maison du médecin:
– Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et je crois, diable m'emporte, qu'il est amoureux de votre bonne!
Un défaut plus grave, et qu'il lui reprochait, c'était d'écouter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, où Mme Homais l'avait appelé pour prendre les enfants, qui s'endormaient dans les fauteuils, en tirant avec leur dos les housses de calicot trop larges.
Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s'y trouver. Dès qu'il entendait la sonnette, il courait au-devant de Mme Bovary, prenait son châle, et posait à l'écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière qu'elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige.
On faisait d'abord quelques parties de trente et un; ensuite M. Homais jouait à l'écarté avec Emma; Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordaient son chignon. A chaque mouvement qu'elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s'appâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans l'ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis, et s'étalait jusqu'à terre. Quand Léon, parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s'écartait comme s'il eût marché sur quelqu'un.
Lorsque la partie de cartes était finie, l'apothicaire et le médecin jouaient aux dominos, et Emma, changeant de place, s'accoudait sur la table, à feuilleter l'Illustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se mettait près d'elle; ils regardaient ensemble les gravures et s'attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers; Léon les déclamait d'une voix traînante et qu'il faisait expirer soigneusement aux passages d'amour; mais le bruit des dominos le contrariait. M. Homais y était fort; il battait Charles à plein double six; puis, les trois centaines terminées, ils s'allongeaient devant le foyer et ne tardaient pas à s'endormir. Le feu se mourait dans les cendres; la théière était vide; Léon lisait encore, et Emma l'écoutait, en faisant tourner machinalement l'abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s'arrêtait, désignant d'un geste son auditoire endormi; alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu'ils avaient leur semblait plus douce, parce qu'elle n'était pas entendue.
Ainsi s'établit entre eux une sorte d'association, un commerce continuel de livres et de romances; M. Bovary, peu jaloux, ne s'en étonnait pas.
Il