Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8). Gustave Flaubert
Читать онлайн книгу.elle, en lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage.
Deux jours après la noce, les époux s'en allèrent; Charles, à cause de ses malades, ne pouvait s'absenter plus longtemps. Le père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-même jusqu'à Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu'il eut fait cent pas environ, il s'arrêta, et comme il vit la carriole s'éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d'autrefois, la première grossesse de sa femme; il était bien joyeux, lui aussi, le jour qu'il l'avait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige; car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche; elle le tenait par un bras, à l'autre était accroché son panier; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et lorsqu'il tournait la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la plaque d'or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle les lui mettait de temps en temps dans la poitrine. Comme c'était vieux tout cela! Leur fils, à présent, aurait trente ans! Alors il regarda derrière lui: il n'aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison démeublée; et les souvenirs tendres se mêlant aux pensées noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie, un moment, d'aller faire un tour du côté de l'église. Comme il eut peur que cette vue ne le rendît plus triste encore, il s'en revint tout droit chez lui.
M. et Mme Charles arrivèrent à Tostes vers six heures. Les voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leur médecin.
La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s'excusa de ce que le dîner n'était pas prêt, et engagea Madame, en attendant, à prendre connaissance de sa maison.
V
La façade de briques était juste à l'alignement de la rue, ou de la route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et dans un coin, par terre, une paire de housseaux encore couverts de boue sèche. A droite, était la salle, c'est-à-dire l'appartement où l'on mangeait et où l'on se tenait. Un papier jaune serin, relevé dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue; des rideaux de calicot blanc, bordés d'un galon rouge, s'entre-croisaient le long des fenêtres, et sur l'étroit chambranle de la cheminée, resplendissait une pendule à tête d'Hippocrate, entre deux flambeaux d'argent plaqué, sous des globes de forme ovale. De l'autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls les six rayons d'une bibliothèque en bois de sapin. L'odeur des roux pénétrait à travers la muraille, pendant les consultations; de même que l'on entendait, de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute leur histoire. Venait ensuite, s'ouvrant immédiatement sur la cour, où se trouvait l'écurie, une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d'instruments de culture hors de service, avec quantité d'autres choses poussiéreuses dont il était impossible de deviner l'usage.
Le jardin, plus long que large, allait entre deux murs de bauge, couverts d'abricots en espalier, jusqu'à une haie d'épines, qui le séparait des champs. Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise sur un piédestal en maçonnerie; quatre plates-bandes garnies d'églantiers maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.
Emma monta dans les chambres. La première n'était point meublée; mais la seconde, qui était la conjugale, avait un lit d'acajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîte en coquillages décorait la commode; et sur le secrétaire, près de la fenêtre, il y avait dans une carafe un bouquet de fleurs d'oranger, noué par des rubans de satin blanc. C'était un bouquet de mariée, le bouquet de l'autre! Elle le regarda. Charles s'en aperçut; il le prit et l'alla porter au grenier, tandis qu'assise dans un fauteuil (on disposait ses affaires autour d'elle) Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu'on en ferait, si par hasard elle venait à mourir.
Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre l'escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment s'y prendre pour avoir un bassin à jet d'eau avec des poissons. Enfin son mari, sachant qu'elle aimait à se promener en voiture, trouva un boc d'occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.
Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tête à tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché à l'espagnolette d'une fenêtre, et bien d'autres choses encore où Charles n'avait jamais soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côte à côte sur l'oreiller, il regardait la lumière du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi les pattes escalopées de son bonnet. Vue de si près, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupières, en s'éveillant; noirs à l'ombre et bleu foncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleur successives, et qui, plus épaisses dans le fond, allaient en s'éclaircissant vers la surface de l'émail. Son œil, à lui, se perdait dans ces profondeurs; et il s'y voyait en petit jusqu'aux épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entr'ouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voir partir, et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots de géraniums, vêtue de son peignoir qui était lâche autour d'elle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne; elle continuait à lui parler d'en haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu'elle soufflait vers lui, et qui, voltigeant, se soutenant, faisant dans l'air des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, s'accrocher aux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à la porte. Charles, à cheval, lui envoyait un baiser; elle répondait par un signe, elle refermait la fenêtre; il partait; – et, sur la grande route qui étendait sans en finir son long ruban de poussière, par les chemins creux où les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blés lui montaient jusqu'aux genoux, avec le soleil sur ses épaules et l'air du matin à ses narines, le cœur plein des félicités de la nuit, L'esprit tranquille, la chair contente, il s'en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes qu'ils digèrent.
Jusqu'à présent, qu'avait-il eu de bon dans l'existence? Était-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu'il faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtisseries dans leur manchon? Était-ce plus tard, lorsqu'il étudiait la médecine et n'avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse? Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve dont les pieds, dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il possédait pour la vie cette jolie femme qu'il adorait. L'univers, pour lui, n'excédait pas le tour soyeux de son jupon; et il se reprochait de ne pas l'aimer, il avait envie de la revoir, il s'en revenait vite, montait l'escalier le cœur battant. Emma, dans sa chambre, était à faire sa toilette; il arrivait à pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri.
Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues, à son fichu; quelquefois il lui donnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu'à l'épaule; et elle le repoussait, à demi souriante et ennuyée, comme on fait à un