Le Docteur Pascal. Emile Zola
Читать онлайн книгу.sut que Maxime voulait absolument repartir par le train de neuf heures, sans coucher, il eut une autre idée. Il allait envoyer chercher un landau, chez le loueur, et l'on irait tous les quatre voir Charles, chez l'oncle Macquart. Ce serait même une charmante promenade. Il n'y avait pas trois lieues de Plassans aux Tulettes: une heure pour aller, une heure pour revenir, on aurait encore près de deux heures à rester là-bas, si l'on voulait être de retour à sept heures. Martine ferait à dîner, Maxime aurait tout le temps de manger et de prendre son train.
Mais Félicité s'agitait, visiblement inquiète de cette visite à Macquart.
– Ah bien, non! si vous croyez que je vais aller là-bas, par ce temps d'orage… Il est bien plus simple d'envoyer quelqu'un qui nous ramènera Charles.
Pascal hocha la tête. On ne ramenait pas toujours Charles comme on voulait. C'était un enfant sans raison, qui, parfois, galopait au moindre caprice, ainsi qu'un animal indompté. Et la vieille madame Rougon, combattue, furieuse de n'avoir rien pu préparer, dut finir par céder, dans la nécessité où elle était de s'en remettre au hasard.
– Après tout, comme vous voudrez! Mon Dieu, que les choses s'arrangent mal!
Martine courut chercher le landau, et trois heures n'étaient pas sonnées, lorsque les deux chevaux enfilèrent la route de Nice, dévalant la pente qui descendait jusqu'au pont de la Viorne. On tournait ensuite à gauche, pour longer pendant près de deux kilomètres les bords boisés de la rivière. Puis, la route s'engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit entre deux murs géants de roches cuites et dorées par les violents soleils. Des pins avaient poussé dans les fentes; des panaches d'arbres, à peine gros d'en bas comme des touffes d'herbe, frangeaient les crêtes, pendaient sur le gouffre. Et c'était un chaos, un paysage foudroyé, un couloir de l'enfer, avec ses détours tumultueux, ses coulures de terre sanglante glissées de chaque entaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol des aigles.
Félicité ne desserra pas les lèvres, la tête en travail, l'air accablé sous ses réflexions. Il faisait en effet très lourd, le soleil brillait, derrière un voile de grands nuages livides. Presque seul, Pascal causa, dans sa tendresse passionnée pour cette nature ardente, tendresse qu'il s'efforçait de faire partager à son neveu. Mais il avait beau s'exclamer, lui montrer l'entêtement des oliviers, des figuiers et des ronces, à pousser dans les roches, la vie de ces roches elles-mêmes, de cette carcasse colossale et puissante de la terre, d'où l'on entendait monter un souffle: Maxime restait froid, pris d'une sourde angoisse, devant ces blocs d'une majesté sauvage, dont la masse l'anéantissait. Et il préférait reporter les yeux sur sa soeur, assise en face de lui. Elle le charmait peu à peu, tellement il la voyait saine et heureuse, avec sa jolie tête ronde, au front droit, si bien équilibré. Par moments, leurs regards se rencontraient, et elle avait un sourire tendre, dont il était réconforté.
Mais la sauvagerie de la gorge s'adoucit, les deux murs de rochers s'abaissèrent, on fila entre des coteaux apaisés, aux pentes molles, semées de thyms et de lavandes. C'était le désert encore, des espace nus, verdâtres et violâtres, où la moindre brise roulait un âpre parfum. Puis, tout d'un coup, après un dernier détour, on descendit dans le vallon des Tulettes, que des sources rafraîchissaient. Au fond s'étendaient des prairies, coupées de grands arbres. Le village était à mi-côte, parmi des oliviers, et la bastide de Macquart, un peu écartée, se trouvait sur la gauche, en plein midi. Il fallut que le landau prit le chemin qui conduisait à l'Asile des Aliénés, dont on apercevait, en face, les murs blancs.
Le silence de Félicité s'était assombri, car elle n'aimait pas montrer l'oncle Macquart. Encore un dont la famille serait bien débarrassée, le jour où il s'en irait! Pour la gloire d'eux tous, il aurait dû dormir sous la terre depuis longtemps. Mais il s'entêtait, il portait ses quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne, saturé de boisson, que l'alcool semblait conserver. A Plassans, il avait une légende terrible de fainéant et de bandit, et les vieillards chuchotaient l'exécrable histoire des cadavres qu'il y avait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours troublés de décembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laissé des camarades, le ventre ouvert, sur le pavé sanglant. Plus tard, quand il était rentré en France, il avait préféré, à la bonne place qu'il s'était fait promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Félicité lui avait acheté. Et il y vivait grassement depuis lors, il n'avait plus eu que l'ambition de l'arrondir, guettant de nouveau les bons coups, ayant encore trouvé le moyen de se faire donner un champs longtemps convoité, en se rendant utile à sa belle-soeur, lorsque celle-ci avait dû reconquérir Plassans sur les légitimistes: une autre effroyable histoire qu'on se disait aussi à l'oreille, un fou lâché sournoisement de l'Asile, battant la nuit, courant à sa vengeance, incendiant sa propre maison, où flambaient quatre personnes. Mais c'étaient heureusement là des choses anciennes, et Macquart, rangé aujourd'hui, n'était plus le bandit inquiétant dont avait tremblé toute la famille. Il se montrait fort correct, d'une diplomatie finaude, n'ayant gardé que son rire goguenard qui avait l'air de se ficher du monde.
– L'oncle est chez lui, dit Pascal, comme on approchait.
La bastide était une de ces constructions provençales, d'un seul étage, aux tuiles décolorées, les quatre murs violemment badigeonnés en jaune. Devant la façade attendait une étroite terrasse, que d'antiques mûriers, rabattus en forme de treille, allongeant et tordant leurs grosses branches, ombrageaient. C'était là que l'oncle fumait sa pipe, l'été. Et, en entendant la voiture, il était venu se planter au bord de la terrasse, redressant sa haute taille, vêtu proprement de drap bleu, coiffé de l'éternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre.
Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, il cria:
– En voila de la belle société!.. Vous êtes bien gentils, vous allez vous rafraîchir.
Mais la présence de Maxime l'intriguait. Qui était-il? pour qui venait-il, celui-là? On le lui nomma, et tout de suite il arrêta les explications qu'on ajoutait, en voulant l'aider à se retrouver, au milieu de l'écheveau compliqué de la parenté.
– Le père de Charles, je sais, je sais!.. Le fils de mon neveu Saccard, pardi! celui qui a fait un beau mariage et dont la femme est morte…
Il dévisageait Maxime, l'air tout heureux de le voir ridé déjà à trente-deux ans, les cheveux et la barbe semés de neige.
– Ah! dame! ajouta-t-il, nous vieillissons tous… Moi, encore, je n'ai pas trop à me plaindre, je suis solide.
Et il triomphait, d'aplomb sur les reins, la face comme bouillie et flambante, d'un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps, l'eau-de-vie ordinaire lui semblait de l'eau pure; seul, le trois-six chatouillait encore son gosier durci; il en buvait de tels coups, qu'il en restait plein, la chair baignée, imbibée ainsi qu'une éponge. L'alcool suintait de sa peau. Au moindre souffle, quand il parlait, une vapeur d'alcool s'exhalait de sa bouche.
– Certes, oui! vous êtes solide, l'oncle! dit Pascal émerveillé. Et vous n'avez rien fait pour ça, vous avez bien raison de vous moquer de nous… Voyez-vous, je ne crains qu'une chose, c'est qu'un jour, en allumant votre pipe, vous ne vous allumiez vous-même, ainsi qu'un bol de punch.
Macquart, flatté, s'égaya bruyamment.
– Plaisante, plaisante, mon petit! Un verre de cognac, ça vaut mieux que tes sales drogues… Et vous allez tous trinquer, hein? pour qu'il soit bien dit que votre oncle vous fait honneur à tous. Moi, je me fiche des mauvaises langues. J'ai du blé, j'ai des oliviers, j'ai des amandiers, et des vignes, et de la terre, autant qu'un bourgeois. L'été, je fume ma pipe à l'ombre de mes mûriers; l'hiver, je vais la fumer là, contre mon mur, au soleil. Hein? d'un oncle comme ça, on n'a pas à en rougir!.. Clotilde, j'ai du sirop, si tu en veux. Et vous, Félicité, ma chère, je sais que vous préférez l'anisette. Il y a de tout, je vous dis qu'il y a de tout, chez moi!
Son geste s'était élargi, comme pour embrasser la possession de son bien-être de vieux gredin devenu ermite; pendant que Félicité, qu'il effrayait depuis un moment, avec l'énumération de ses richesses, ne le quittait pas des yeux, prête à l'interrompre.
– Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous