Le Docteur Pascal. Emile Zola
Читать онлайн книгу.fille s'exhala en une plainte basse.
– Ah! mon Dieu! mon Dieu!
Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit une ombrelle au portemanteau du vestibule, elle sortit manger son petit pain dehors, désespérée, ne sachant plus à quoi occuper son temps, jusqu'à midi.
Il y avait déjà près de dix-sept ans que le docteur Pascal, résolu à quitter sa maison de la ville neuve, avait acheté la Souleiade, une vingtaine de mille francs. Son désir était de se mettre à l'écart, et aussi de donner plus d'espace et plus de joie à la fillette que son frère venait de lui envoyer de Paris. Cette Souleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominait la plaine, était une ancienne propriété considérable, dont les vastes terres se trouvaient réduites à moins de deux hectares, par suite de ventes successives, sans compter que la construction du chemin de fer avait emporté les derniers champs labourables. La maison elle-même avait été à moitié détruite par un incendie, il ne restait qu'un seul des deux corps de bâtiment, une aile carrée, à quatre pans comme on dit en Provence, de cinq fenêtres de façade, couverte en grosses tuiles roses. Et le docteur qui l'avait achetée toute meublée, s'était contenté de faire réparer et compléter les murs de l'enclos, pour être tranquille chez lui.
D'ordinaire, Clotilde aimait passionnément cette solitude, ce royaume étroit qu'elle pouvait visiter en dix minutes et qui gardait pourtant des coins de sa grandeur passée. Mais, ce matin-là, elle y apportait une colère sourde. Un moment, elle s'avança sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle étaient plantés des cyprès centenaires, deux énormes cierges sombres, qu'on voyait de trois lieues. La pente ensuite dévalait jusqu'au chemin de fer, des murs de pierres sèches soutenaient les terres rouges, où les dernières vignes étaient mortes; et, sur ces sortes de marches géantes, il ne poussait plus que des files chétives d'oliviers et d'amandiers, au feuillage grêle. La chaleur était déjà accablante, elle regarda de petits lézards qui fuyaient sur les dalles disjointes, entre des touffes chevelues de câpriers.
Puis, comme irritée du vaste horizon, elle traversa le verger et le potager, que Martine s'entêtait à soigner, malgré son âge, ne faisant venir un homme que deux fois par semaine, pour les gros travaux; et elle monta, vers la droite, dans une pinède, un petit bois de pins, tout ce qu'il restait des pins superbes qui avaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, elle s'y trouva mal à l'aise: les aiguilles sèches craquaient sons ses pieds, un étouffement résineux tombait des branches. Et elle fila le long du mur de clôture, passa devant la porte d'entrée, qui ouvrait sur le chemin des Fenouillères, à cinq minutes des premières maisons de Plassans, déboucha enfin sur l'aire, une aire immense de vingt mètres de rayon, qui aurait suffi à prouver l'ancienne importance du domaine. Ah! cette aire antique, pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains, cette sorte de vaste esplanade qu'une herbe courte et sèche, pareille à de l'or, semblait recouvrir d'un tapis de haute laine! quelles bonnes parties elle y avait faites autrefois, à courir, à se rouler, à rester des heures étendue sur le dos, lorsque naissaient les étoiles, au fond du ciel sans bornes!
Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l'aire d'un pas ralenti. Maintenant, elle se trouvait à la gauche de la terrasse, elle avait achevé le tour de la propriété. Aussi revint-elle derrière la maison, sous le bouquet d'énormes platanes qui jetaient, de ce côté, une ombre épaisse. Là, s'ouvraient les deux fenêtres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux, car elle ne s'était rapprochée que dans l'espoir brusque de le voir enfin. Mais les fenêtres restaient closes, elle en fut blessée comme d'une dureté à son égard. Alors seulement, elle s'aperçut qu'elle tenait toujours son petit pain, oubliant de le manger; et elle s'enfonça sous les arbres, elle le mordit impatiemment, de ses belles dents de jeunesse.
C'était une retraite délicieuse, cet ancien quinconce de platanes, un reste encore de la splendeur passée de la Souleiade. Sous ces géants, aux troncs monstrueux, il faisait à peine clair, un jour verdâtre, d'une fraîcheur exquise, par les jours brûlants de l'été. Autrefois, un jardin français était dessiné là, dont il ne restait que les bordures de buis, des buis qui s'accommodaient de l'ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement poussé, grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux était une fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût de colonne, d'où coulait perpétuellement, même pendant les plus grandes sécheresses, un filet d'eau de la grosseur du petit doigt, qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont on ne nettoyait les pierres verdies que tous les trois ou quatre ans. Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiade gardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement les fils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filet d'eau, égal et continu, chantait sa même chanson, pure, d'une vibration de cristal.
Clotilde, après avoir erré parmi les buis qui lui arrivaient à l'épaule, rentra chercher une broderie, et revint s'asseoir devant une table de pierre, à côté de la fontaine. On avait mis là quelques chaises de jardin, on y prenait le café. Et elle affecta dès lors de ne plus lever la tête, comme absorbée dans son travail. Pourtant, de temps à autre, elle semblait jeter un coup d'oeil, entre les troncs des arbres, vers les lointains ardents, l'aire aveuglante ainsi qu'un brasier, où le soleil brûlait. Mais, en réalité, son regard se coulait derrière ses longs cils, remontait jusqu'aux fenêtres du docteur. Rien n'y apparaissait, pas une ombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cet abandon où il la laissait, ce dédain où il semblait la tenir, après leur querelle de la veille. Elle qui s'était levée avec un si gros désir de faire tout de suite la paix! Lui, n'avait donc pas de hâte, ne l'aimait donc pas, puisqu'il pouvait vivre fâché? Et peu à peu elle s'assombrissait, elle retournait à des pensées de lutte, résolue de nouveau à ne céder sur rien.
Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martine vint la rejoindre, avec l'éternel bas qu'elle tricotait même en marchant, quand la maison ne l'occupait pas.
– Vous savez qu'il est toujours enfermé là-haut, comme un loup, à fabriquer sa drôle de cuisine?
Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sa broderie.
– Et, mademoiselle, si je vous répétais ce qu'on raconte! Madame Félicité avait raison, hier, de dire qu'il y a vraiment de quoi rougir… On m'a jeté à la figure, à moi qui vous parle, qu'il avait tué le vieux Boutin, vous vous souvenez, ce pauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur une route.
Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s'assombrir encore, la servante reprit, tout en activant le mouvement rapide de ses doigts:
– Moi, je n'y entends rien, mais ça me met en rage, ce qu'il fabrique…
Et vous, mademoiselle, est-ce que vous approuvez cette cuisine-là?
Brusquement, Clotilde leva la tête, cédant au flot de passion qui l'emportait.
– Écoute, je ne veux pas m'y entendre plus que toi, mais je crois qu'il court à de très grands soucis… Il ne nous aime pas…
– Oh! si, mademoiselle, il nous aime!
– Non, non, pas comme nous l'aimons!.. S'il nous aimait, il serait là, avec nous, au lieu de perdre là-haut son âme, son bonheur et le nôtre, à vouloir sauver tout le monde!
Et les deux femmes se regardèrent un moment, les yeux brûlants de tendresse, dans leur colère jalouse. Elles se remirent au travail, elles ne parlèrent plus, baignées d'ombre.
En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec une sérénité de joie parfaite. Il n'avait guère exercé la médecine que pendant une douzaine d'années, depuis son retour de Paris, jusqu'au jour où il était venu se retirer à la Souleiade. Satisfait des cent et quelques mille francs qu'il avait gagnés et placés sagement, il ne s'était plus guère consacré qu'à ses études favorites, gardant simplement une clientèle d'amis, ne refusant pas d'aller au chevet d'un malade, sans jamais envoyer sa note. Quand on le payait, il jetait l'argent au fond d'un tiroir de son secrétaire, il regardait cela comme de l'argent de poche, pour ses expériences et ses caprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui suffisait. Et il se moquait de la mauvaise réputation d'étrangeté que ses allures lui avaient faite, il n'était heureux