La Faute de l'abbé Mouret. Emile Zola
Читать онлайн книгу.à se garer derrière un tas de cailloux. Il coupait le carrefour, lorsqu'une voix l'appela.
– Eh! Serge, eh! mon garçon!
Le cabriolet s'était arrêté, un homme se penchait. Alors, le jeune prêtre reconnut un de ses oncles, le docteur Pascal Rougon, que le peuple de Plassans, où il soignait les pauvres gens pour rien, nommait "monsieur Pascal" tout court. Bien qu'ayant à peine dépassé la cinquantaine, il était déjà d'un blanc de neige, avec une grande barbe, de grands cheveux, au milieu desquels sa belle figure régulière prenait une finesse pleine de bonté.
– C'est à cette heure-ci que tu patauges dans la poussière, toi! dit-il gaiement, en se penchant davantage pour serrer les deux mains de l'abbé. Tu n'as donc pas peur des coups de soleil?
– Mais pas plus que vous, mon oncle, répondit le prêtre en riant.
– Oh! moi, j'ai la capote de ma voiture. Puis, les malades n'attendent pas. On meurt par tous les temps, mon garçon.
Et il lui conta qu'il courait chez le vieux Jeanbernat, l'intendant du Paradou, qu'un coup de sang avait frappé dans la nuit. Un voisin, un paysan qui se rendait au marché de Plassans, était venu le chercher.
– Il doit être mort à l'heure qu'il est, continua-t-il. Enfin, il faut toujours voir… Ces vieux diables-là ont la vie joliment dure.
Il levait le fouet, lorsque l'abbé Mouret l'arrêta.
– Attendez… Quelle heure avez-vous, mon oncle?
– Onze heures moins un quart.
L'abbé hésitait. Il entendait à ses oreilles la voix terrible de la Teuse, lui criant que le déjeuner allait être froid. Mais il fut brave, il reprit aussitôt:
– Je vais avec vous, mon oncle… Ce malheureux voudra peut-être se réconcilier avec Dieu, à sa dernière heure.
Le docteur Pascal ne put retenir un éclat de rire.
– Lui! Jeanbernat! dit-il, ah! bien! si tu le convertis jamais, celui-là!.. Ça ne fait rien, viens toujours. Ta vue seule est capable de le guérir.
Le prêtre monta. Le docteur, qui parut regretter sa plaisanterie, se montra très affectueux, tout en jetant au cheval de légers claquements de langue. Il regardait son neveu curieusement, du coin de l'oeil, de cet air aigu des savants qui prennent des notes. Il l'interrogea, par petites phrases, avec bonhomie, sur sa vie, sur ses habitudes, sur le bonheur tranquille dont il jouissait aux Artaud. Et, à chaque réponse satisfaisante, il murmurait, comme se parlant à lui-même, d'un ton rassuré:
– Allons, tant mieux, c'est parfait.
Il insista surtout sur l'état de santé du jeune curé. Celui-ci, étonné, lui assurait qu'il se portait à merveille, qu'il n'avait ni vertiges, ni nausées, ni maux de tête.
– Parfait, parfait, répétait l'oncle Pascal. Au printemps, tu sais, le sang travaille. Mais tu es solide, toi… A propos, j'ai vu ton frère Octave, à Marseille, le mois passé. Il va partir pour Paris, il aura là-bas une belle situation dans le haut commerce. Ah! le gaillard, il mène une jolie vie!
– Quelle vie? demanda naïvement le prêtre.
Le docteur, pour éviter de répondre, claqua de la langue. Puis, il reprit:
– Enfin, tout le monde se porte bien, ta tante Félicité, ton oncle Rougon, et les autres… Ça n'empêche pas que nous ayons bon besoin de tes prières. Tu es le saint de la famille, mon brave; je compte sur toi pour faire le salut de toute la bande.
Il riait, mais avec tant d'amitié, que Serge lui-même arriva à plaisanter.
– C'est qu'il y en a, dans le tas, continua-t-il, qui ne seront pas aisés à mener en paradis. Tu entendrais de belles confessions, s'ils venaient à tour de rôle… Moi, je n'ai pas besoin qu'ils se confessent, je les suis de loin, j'ai leurs dossiers chez moi, avec mes herbiers et mes notes de praticien. Un jour, je pourrai établir un tableau d'un fameux intérêt… On verra, on verra!
Il s'oubliait, pris d'un enthousiasme juvénile pour la science. Un coup d'oeil jeté sur la soutane de son neveu, l'arrêta net.
– Toi, tu es curé, murmura-t-il; tu as bien fait, on est très heureux, curé. Ça t'a pris tout entier, n'est-ce pas? de façon, que te voilà tourné au bien… Va, tu ne te serais jamais contenté ailleurs. Tes parents, qui partaient comme toi, ont eu beau faire des vilenies; ils sont encore à se satisfaire… Tout est logique là dedans, mon garçon. Un prêtre complète la famille. C'était forcé, d'ailleurs. Notre sang devait aboutir là… Tant mieux pour toi, tu as eu le plus de chance.
Mais il se reprit, souriant étrangement.
– Non, c'est ta soeur Désirée qui a eu le plus de chance.
Il siffla, donna un coup de fouet, changea de conversation. Le cabriolet, après avoir monté une côte assez roide, filait entre des gorges désolées; puis, il arriva sur un plateau, dans un chemin creux, longeant une haute muraille interminable. Les Artaud avaient disparu; on était en plein désert.
– Nous approchons, n'est-ce pas? demanda le prêtre.
– Voici le Paradou, répondit le docteur, en montrant la muraille. Tu n'es donc point encore venu par ici? Nous ne sommes pas à une lieue des Artaud… Une propriété qui a dû être superbe, ce Paradou. La muraille du parc, de ce côté, a bien deux kilomètres. Mais, depuis plus de cent ans, tout y pousse à l'aventure.
– Il y a de beaux arbres, fit remarquer l'abbé, en levant la tête, surpris des masses de verdure qui débordaient.
– Oui, ce coin-là est très fertile. Aussi le parc est-il une véritable forêt, au milieu des roches pelées qui l'entourent… D'ailleurs, c'est de là que le Mascle sort. On m'a parlé de trois ou quatre sources, je crois.
Et, en phrases hachées, coupées d'incidentes étrangères au sujet, il raconta l'histoire du Paradou, une sorte de légende qui courait le pays. Du temps de Louis XV, un seigneur y avait bâti un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, des eaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dans les pierres, sous le grand soleil du Midi. Mais il n'y était venu passer qu'une saison, en compagnie d'une femme adorablement belle, qui mourut là sans doute, car personne ne l'avait vue en sortir. L'année suivante, le château brûla, les portes du parc furent clouées, les meurtrières des murs elles-mêmes s'emplirent de terre; si bien que, depuis cette époque lointaine, pas un regard n'était entré dans ce vaste enclos, qui tenait tout un des hauts plateaux des Garrigues.
– Les orties ne doivent pas manquer, dit en riant l'abbé Mouret… Ça sent l'humide tout le long de ce mur, vous ne trouvez pas, mon oncle?
Puis, après un silence:
– Et à qui appartient le Paradou, maintenant? demanda-t-il.
– Ma foi, on ne sait pas, répondit le docteur. Le propriétaire est venu dans le pays, il y a une vingtaine d'années. Mais il a été tellement effrayé par ce nid à couleuvres, qu'il n'a plus reparu… Le vrai maître est le gardien de la propriété, ce vieil original de Jeanbernat, qui a trouvé le moyen de se loger dans un pavillon, dont les pierres tiennent encore… Tiens, tu vois, cette masure grise, là bas, avec ces grandes fenêtres mangées de lierre.
Le cabriolet passa devant une grille seigneuriale, toute saignante de rouille, garnie à l'intérieur de planches maçonnées. Les sauts-de-loup étaient noirs de ronces. A une centaine de mètres, le pavillon habité par Jeanbernat se trouvait enclavé dans le parc, sur lequel une de ses façades donnait. Mais le gardien semblait avoir barricadé sa demeure, de ce côté; il avait défriché un étroit jardin, sur la route; il vivait là, au midi, tournant le dos au Paradou, sans paraître se douter de l'énormité des verdures débordant derrière lui.
Le jeune prêtre sauta à terre, regardant curieusement, interrogeant le docteur qui se hâtait d'attacher le cheval à un anneau scellé dans le mur.
– Et ce vieillard vit seul, au fond de ce trou perdu? demanda-t-il.
– Oui,