Les moments perdus de John Shag. Auguste Gilbert de Voisins

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Les moments perdus de John Shag - Auguste Gilbert de Voisins


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être compris que par elle et par moi, qu'elle devinait, sous mon apparente froideur, une blessure (mais que certains baumes dont elle avait le secret…) que le temps menaçait de tourner à l'orage et que l'expression de mes yeux était inoubliable.

      Corinne s'interrompit, un moment, pour recevoir deux sénateurs, une vieille actrice, un poète et un attaché d'ambassade, puis, elle me demanda qui j'aimais, me dit le nom de son amant, m'assura que sa chance au jeu faiblissait, que le parfum de son mouchoir résultait d'un mélange et qu'elle croyait en Dieu.

      Corinne se confie ainsi à chacun. Elle se montre par besoin. Elle ne peut faire autrement.

      Corinne a les défauts de l'exhibitionniste.

      Demain, sans doute, elle m'avouera qu'elle porte un signe à la cuisse gauche.

      10

      LE PRIAPE

      Le vieux priape était debout au coin du champ de Flaccus, et depuis si longtemps que nul ne se souvenait du jour où il ne s'y trouvait pas.

      Indécent et monstrueux, avec des coquelicots à ses pieds et un nid d'oiseau sur sa tête, il voyait, tous les matins, le soleil se lever au-dessus de la colline, à sa droite, et, chaque soir, à sa gauche, un dernier rayon frapper le marbre éternel du temple consacré à Diane.

      Le vieux priape était vénérable par sa figure, s'il ne l'était point par son geste. Une belle barbiche ornait son menton de boucles drues, ses joues étaient ornées de mousses qui rendaient velues et grises sa poitrine et ses épaules. Dans ses oreilles pointues, des graines avaient germé et cela lui mettait, de chaque côté du visage, une parure de touffes vertes. Ses yeux, petits et bridés, souriaient sans cesse. Il était connu à la ronde pour sa grande bonté, et nul, jamais, ne l'invoqua sans être exaucé, à moins que la prière ne fût sacrilège, ou cynique, ou démesurée, ce qui arrivait souvent.

      Or, bien que l'agreste dieu eût les hommages de tous les passants, il s'ennuyait quelquefois. Depuis si longtemps qu'il était seul, montrant sa fièvre à chacun, il n'avait encore pu la prouver à personne.

      Un jour, la fille de l'esclave qui nettoyait le temple de Diane passa près du vieux priape, s'arrêta court, et…

      Non, elle ne lui fit pas l'offrande d'une couronne de fleurs ni d'une grappe de raisins; elle ne lui dit pas ces paroles naïves et bien rythmées qui font toujours plaisir à un dieu bienveillant, elle n'articula même pas une prière, mais, les pieds en dedans, les cheveux défaits, un doigt dans le nez et les yeux mi-clos, elle éclata de rire.

      «Pourquoi ris-tu, petite bête? dit le vieux priape, courroucé. Ne m'as-tu pas vu, chaque jour, quand tu rentrais du temple? Et qu'ai-je donc de si étrange, à cette heure?»

      Mais, devant le priape indécent et monstrueux, sur l'oreille duquel un rouge-gorge venait de se poser, la petite fille riait toujours, immobile, les pieds en dedans.

      Alors, le dieu, s'animant, jaillit de la gaine de bois qui le retenait au coin du champ de Flaccus, emporta la petite fille dans un fourré, et, vivement, abondamment, joyeusement, la viola, sans reprendre haleine, à la façon fréquente et valeureuse qui singularise les dieux pastoraux, puis il regagna sa place ancienne, reprit son ancienne posture, et le berger de Flaccus reçut le fouet pour avoir violé la petite fille. Même, pris de peur, il avoua.

      11

      L'ESCALIER ROSE

      D'où vient donc le mystère, le mystère charmant de cet escalier rose?

      C'est un petit escalier, tout simplement, un petit escalier rose. Sa première marche a pour palier le ras du trottoir, puis il monte tout droit dans la maison. Il est rose. Il est très rose. Sa pierre est ornée de faïences roses. Assis sur l'une des plus hautes marches, un chat se lèche pensivement la patte. Ce doit être le gardien du lieu, le génie, le dieu lare.

      Chat! beau chat couleur de nuit! parle-moi de l'escalier rose! Tu dois en savoir long sur la demeure, sur les secrets de la demeure et sur les habitants. Mais, avant, parle-moi de l'escalier rose!

      Ah! que se passe-t-il donc là? D'où vient le mystère charmant de cet escalier rose!

      Tanger.

      12

      PRIÈRE AU VENT

      Oh! tais-toi! tais-toi!… Je t'ai entendu, toute la nuit, depuis l'heure où j'ai commencé à me promener, comme une bête, dans ma chambre froide, jusqu'à l'heure où le soleil est venu me dire que la nuit était enfin close! Tais-toi! je t'en supplie! laisse-moi au moins le jour! permets que je vive durant ce jour! que je vive comme tout le monde, sans souffrir à chaque minute de ta lamentable déclamation, de tes plaintes et de tes sanglots!

      Le crépuscule bleuissait quand je suis rentré chez moi, et, tout de suite, je t'ai entendu: tu faisais bruire un arbre devant ma fenêtre… cela me parut mélodieux, et je voulus écouter. Je croyais que ce bruissement léger saurait me distraire, mais, bientôt, j'y découvris un petit sifflet ironique et fin qui terminait chacun de tes souffles, et je compris que tu te moquais de moi… Oui, j'avais pleuré durant le jour! oui, j'avais souffert amèrement! pourquoi m'en défendre? c'est là le commun destin des hommes!… mais toi, pourquoi m'as-tu raillé? car tu m'as raillé cruellement et ton petit sifflet, qui recommençait toujours, était, en vérité, trop peu charitable!

      «Tu souffres mal!» disait ta voix de flageolet «Tu souffres mal!»… Eh quoi! je souffrais à ma façon! Je souffre avec les forces dont je dispose, sans affectation, je te le jure! et, toujours, le flageolet répétait: «Tu souffres mal!»

      Alors, j'ai commencé à marcher de droite et de gauche, dans ma chambre, et toi, au dehors, tu ne cessais pas, mais, bientôt, tu changeas de manière: tu te mis à me plaindre… non pas fraternellement, comme un ami, mais d'une voix plus humaine que ma voix.

      Oh! quelles affreuses plaintes tu sus inventer! oh! les cruelles trouvailles!… Je reconnaissais, dans tes gémissements, les sanglots de ceux que j'ai le plus aimés, les déplorations de mes morts les plus chers… et c'était horrible, ces souvenirs qui m'assaillaient, car tu avais soin, par un raffinement dans la torture, de ridiculiser ces précieuses voix! Tu les salissais, tu les avilissais d'odieuse façon… Oh! l'injurieux outrage!… oh! vent cruel!

      Et puis enfin, lassé de ton jeu, tu te mis à hurler!… Alors!… alors!… je sentis bien que je ne pouvais souffrir davantage et je me bouchai les oreilles, mais tes cris étaient les plus forts, ils m'atteignaient toujours! Tu criais dans ma cervelle et mon crâne résonnait comme une cloche!

      Tu te faisais l'écho de tous les hurlements que l'on prête aux damnés, aux damnés les plus malheureux: à ceux qui ont gardé un peu d'espoir! Tu beuglais, tu rugissais, tu hennissais, et ces hennissements étaient aussi des râles… puis, soudain, tu coupais le tumulte par un petit sanglot, un tout petit sanglot d'enfant malade et qui ne veut pas mourir.

      Va-t'en! va-t'en! va souffler dans les forêts, sur la mer ou sur la montagne, mais laisse cette ville où je suis! Va-t'en! laisse-moi! laisse-moi en paix! je t'en supplie!… Il me semble, maintenant que tu t'es attaqué à moi, que jamais tu ne me quitteras plus, et j'ai terriblement peur qu'à mon dernier soir, tu ne viennes, dans la chambre où je reposerai, agiter vaguement mon linceul, pour que les assistants de ma veillée funèbre pensent qu'il reste en moi un peu de vie encore et tardent, quelques instants de plus, à m'ensevelir!

      Marseille.

      13

      DANSE CHANTÉE

      Une toile jaune couvre la cour et l'abrite du ciel.

      C'est là, c'est entre une fontaine et un figuier, que tu vas apparaître.—Te voici, portant une écharpe rouge; te voici tout à fait nue.—Déjà tu marches comme un faunillon et tu bondis comme une chatte.—Tu t'arrêtes, semblant d'abord écouter les échos, puis tu regardes autour de toi.—Il n'y a rien qui te blesse, et l'on ne voit ni la lune, ni les étoiles, sans cela tu me les demanderais.—Alors, tu danses: tu secoues tes bras aux clinquants d'or et ta tête échevelée; tes pas sont de velours: tu vas surprendre une libellule;


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