Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин

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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи-Фердинанд Селин


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souvent moi-même par son tact et je dus m’avouer, à l’entendre, que je n’étais en fait de bobards qu’un grossier simulateur à ses côtés. Elle possédait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux et pénétrant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je m’en rendais soudain compte, grossièrement temporaires et précis. Elle travaillait dans l’éternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont toujours répugnants et l’art exige qu’on situe l’intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans l’insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misérable nature devient aisément notre chérie, notre indispensable et suprême espérance. Nous attendons auprès d’elle, qu’elle nous conserve notre menteuse raison d’être, mais tout en attendant elle peut, dans l’exercice de cette magique fonction gagner très largement sa vie. Musyne n’y manquait pas, d’instinct.

      On trouvait ses Argentins du côté des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits hôtels particuliers, bien clos, brillants, où par ces temps d’hiver il régnait une chaleur si agréable qu’en y pénétrant de la rue, le cours de vos pensées devenait optimiste soudain, malgré vous.

      Dans mon désespoir tremblotant, j’avais entrepris, pour comble de gaffe, d’aller le plus souvent possible, je l’ai dit, attendre ma compagne à l’office. Je patientais, parfois jusqu’au matin, j’avais sommeil, mais la jalousie me tenait quand même bien réveillé, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les maîtres argentins, eux, je les voyais fort rarement, j’entendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui n’arrêtait pas, mais joué le plus souvent par d’autres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-là, cette garce, avec ses mains?

      Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. J’étais encore naturel comme un animal en ce temps‐là, je ne voulais pas la lâcher ma jolie et c’est tout, comme un os.

      On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses. Il était évident qu’elle allait m’abandonner mon aimée tout à fait et bientôt. Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme à tant d’autres, vingt années et la guerre, pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir.

      Me réchauffant donc à l’office avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas qu’au-dessus de ma tête dansaient les dieux argentins, ils auraient pu être allemands, français, chinois, cela n’avait guère d’importance, mais des Dieux, des riches, voilà ce qu’il fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait sérieusement à son avenir; alors elle préférait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien sûr j’y songeais à mon avenir, mais dans une sorte de délire, parce que j’avais tout le temps, en sourdine, la crainte d’être tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. J’étais en sursis de mort et amoureux. Ce n’était pas qu’un cauchemar. Pas bien loin de nous, à moins de cent kilomètres, des millions d’hommes, braves, bien armés, bien instruits, m’attendaient pour me faire mon affaire et des Français aussi qui m’attendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux d’en face.

      Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l’indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. S’ils se mettent à penser à vous, c’est à votre torture qu’ils songent aussitôt les autres, et rien qu’à ça. On ne les intéresse que saignants, les salauds! Princhard à cet égard avait eu bien raison. Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère qu’à aimer pendant les jours qui vous restent puisque c’est le seul moyen d’oublier son corps un peu, qu’on va vous écorcher bientôt du haut en bas.

      Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idéaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. Ma permission touchait à son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui n’avaient pas de relations. Il était officiel qu’on ne devait plus penser qu’à gagner la guerre.

      Musyne désirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que j’y reste et comme j’avais l’air de tarder à m’y rendre, elle se décida à brusquer les choses, ce qui pourtant n’était pas dans sa manière.

      Tel soir, où par exception nous rentrions ensemble, à Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se précipitent à la cave en l’honneur de je ne sais quel zeppelin.

      Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derrière la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour échapper à un péril presque entièrement imaginaire mesuraient l’angoissante futilité de ces êtres tantôt poules effrayées, tantôt moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dégoûter à tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.

      Dès le premier coup de clairon d’alerte Musyne oubliait qu’on venait de lui découvrir bien de l’héroïsme au Théâtre des Armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, n’importe où, mais à l’abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! À les voir tous dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir d’indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c’est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n’est pas gagner de l’argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre.

      Musyne pleurnichait devant ma résistance. D’autres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut émis quant au choix de la cave une série de propositions différentes. La cave du boucher finit par emporter la majorité des adhésions, on prétendait qu’elle était située plus profondément que n’importe quelle autre de l’immeuble. Dès le seuil il vous parvenait des bouffées d’une odeur âcre et de moi bien connue, qui me fut à l’instant absolument insupportable.

      « Tu vas descendre là-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.

      – Pourquoi pas? me répondit-elle, bien étonnée.

      – Eh bien moi, dis-je, j’ai des souvenirs, et je préfère remonter là-haut…

      – Tu t’en vas alors?

      – Tu viendras me retrouver, dès que ce sera fini!

      – Mais ça peut durer longtemps…

      – J’aime mieux t’attendre là-haut, que je dis. Je n’aime pas la viande, et ce sera bientôt terminé. »

      Pendant l’alerte, protégés dans leurs réduits, les locataires échangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, dernières venues, se pressaient avec élégance et mesure vers cette voûte odorante dont le boucher et la bouchère leur faisaient les honneurs, tout en s’excusant, à cause du froid artificiel indispensable à la bonne conservation de la marchandise.

      Musyne disparut avec les autres. Je l’ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an… Elle n’est jamais revenue me trouver.

      Je devins pour ma part à partir de cette époque de plus en plus difficile à contenter et je n’avais plus que deux idées en tête: sauver ma peau et partir pour l’Amérique. Mais échapper à la guerre constituait déjà une œuvre initiale qui me tint tout essoufflé pendant des mois et


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