Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре Жид

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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке - Андре Жид


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tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre; mais il y sent du dépit, du défi, de la jaâance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.

      Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarolle. A la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle):

      – Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.

      – Tu es souffrant?

      – Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange.

      Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute:

      – C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est?

      Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens, Poupoule avec la marche de Tannhâuser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte:

      – Ta mère n’est pas rentrée?

      – Non, pas encore.

      C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…

      Allons! qu’est-ce que c’est encore? La porte de son bureau s’est ouverte sans bruit; vite, il glisse la lettre dans la poche intérieure de son veston; la portière tout doucement se soulève. C’est Caloub.

      – Papa, dis… Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase latine. Je n’y comprends rien…

      – Je t’ai déjà dit de ne pas entrer sans frapper. Et puis je ne veux pas que tu viennes me déranger comme ça à tout bout de champ. Tu prends, l’habitude de te faire aider et de te reposer sur les autres au lieu de donner un effort personnel. Hier, c’était ton problème de géométrie, aujourd’hui c’eét une… de qui est-elle ta phrase latine?

      Caloub tend son cahier:

      – Il ne nous a pas dit; mais, tiens, regarde: toi tu vas reconnaître. Il nous l’a diâée, mais j’ai peut-être mal écrit. Je voudrais savoir au moins si c’est correû…

      Monsieur Profitendieu prend le cahier, mais il souffre trop. Il repousse doucement l’enfant:

      – Plus tard. On va dîner. Charles est-il rentré?

      – Il est redescendu à son cabinet. (C’est au rez-de-chaussée que l’avocat reçoit sa clientèle.)

      – Va lui dire qu’il vienne me trouver. Va vite.

      Un coup de sonnette! Madame Profitendieu rentre enfin; elle s’excuse d’être en retard; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. – Il ne pourra manger. Qu’on se mette à table sans lui. Mais qu’après le repas elle vienne le retrouver avec les enfants. – Bernard! – Ah! c’est vrai; son ami… tu sais bien, celui avec qui il prenait des répétitions de mathématiques, est venu l’emmener dîner.

      Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler. Pourtant il importait de donner une explication de la disparition de Bernard. Il savait maintenant ce qu’il devait dire, si douloureux que cela fût. Il se sentait ferme et résolu. Sa seule crainte, c’était que sa femme ne l’interrompît par des pleurs, par un cri; qu’elle ne se trouvât mal…

      Une heure plus tard, elle entre avec les trois enfants, s’approche. Il la fait asseoir près de lui contre son fauteuil:

      – Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux; et ne dis pas un mot, tu m’entends. Nous causerons ensuite tous les deux.

      Et tandis qu’il parle, il garde une de ses mains à elle dans les siennes.

      – Allons; asseyez-vous, mes enfants. Cela me gêne de vous voir là, debout devant moi comme pour un examen. J’ai à vous dire quelque chose de très triste… Bernard nous a quittés et nous ne le reverrons plus… d’ici quelque temps. Il faut que je vous apprenne aujourd’hui ce que je vous ai caché d’abord, désireux que j’étais de vous voir aimer Bernard comme un frère; car votre mère et moi nous l’aimions comme notre enfant. Mais il n’était pas notre enfant… et un oncle à lui, un frère de sa vraie mère qui nous l’avait confié en mourant… est venu ce soir le reprendre.

      Un pénible silence suit ses paroles et l’on entend renifler Caloub. Chacun attend, pensant qu’il va parler davantage. Mais il fait un geste de la main:

      – Allez, maintenant, mes enfants. J’ai besoin de causer avec votre mère.

      Après qu’ils sont partis, monsieur Profitendieu reste longtemps sans rien dire. La main que madame Profitendieu a laissée dans les siennes est comme morte. De l’autre, elle a porté son mouchoir à ses yeux. Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. A travers les sanglots qui la secouent, Profitendieu l’entend murmurer:

      – Oh! vous êtes cruel… Oh! vous l’avez chassé…

      Tout à l’heure, il avait résolu de ne pas lui montrer la lettre de Bernard; mais, devant cette accusation si injuste, il la lui tend:

      – Tiens: lis.

      – Je ne peux pas.

      – Il faut que tu lises.

      Il ne songe plus à son mal. Il la suit des yeux, tout le long de la lettre, ligne après ligne. Tout à l’heure en parlant, il avait peine à retenir ses larmes; à présent l’émotion même l’abandonne; il regarde sa femme. Que pense-t-elle? De la même voix plaintive, à travers les mêmes sanglots, elle murmure encore:

      – Oh! pourquoi lui as-tu parlé… Tu n’aurais pas dû lui dire…

      – Mais tu vois bien que je ne lui ai rien dit… Lis mieux sa lettre.

      – J’ai bien lu… Mais alors comment a-t-il découvert? Qui lui a dit?…

      Quoi! c’est à cela qu’elle songe! C’est là l’accent de sa tristesse! Ce deuil devrait les réunir. Hélas! Profi-tendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandis qu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaie d’incliner cet esprit rétif vers des sentiments plus pieux:

      – Voilà l’expiation, dit-il.

      Il s’est levé, par instinctif besoin de dominer; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite, il sait bien qu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de ce qu’il a toujours voulu considérer comme une défaillance passagère; il voudrait lui


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