Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Arthur Schopenhauer

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Aphorismes sur la sagesse dans la vie - Arthur Schopenhauer


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sa volonté et de sa pensée; tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres sensations et des mouvements de sa propre volonté: les choses extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête; selon la nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou riche, intéressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte envie à tel autre pour les aventures intéressantes qui lui sont arrivées pendant sa vie, il devrait plutôt lui envier le don de conception qui a prêté à ces événements l'importance qu'ils ont dans sa description, car le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. Ceci se manifeste au plus haut degré dans plusieurs poésies de Gœthe et de Byron, dont le fond repose évidemment sur une donnée réelle; un sot, en les lisant, est capable d'envier au poète l'agréable aventure, au lieu de lui envier la puissante imagination qui, d'un événement passablement ordinaire, a su faire quelque chose d'aussi grand et d'aussi beau. Pareillement, le mélancolique verra une scène de tragédie là où le sanguin ne voit qu'un conflit intéressant, et le flegmatique un fait insignifiant.

      Tout cela vient de ce que toute réalité, c'est-à-dire toute «actualité remplie» se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet, mais aussi nécessairement et aussi étroitement unies que l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau. À moitié objective identique, la subjective étant différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre; la plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou réfléchie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus vulgairement, chacun est fourré dans sa conscience comme dans sa peau et ne vit immédiatement qu'en elle; aussi y a-t-il peu de secours à lui apporter du dehors. À la scène, tel joue les princes, tel les conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les généraux, et ainsi de suite. Mais ces différences n'existent qu'à l'extérieur; à l'intérieur, comme noyau du personnage, le même être est fourré chez tous, savoir un pauvre comédien avec ses misères et ses soucis.

      Dans la vie, il en est de même. Les différences de rang et de richesses donnent à chacun son rôle à jouer, auquel ne correspond nullement une différence intérieure de bonheur et de bien-être; ici aussi est logé dans chacun le même pauvre hère, avec ses soucis et ses misères, qui peuvent différer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce qui est de la forme, c'est-à-dire par rapport à l'être propre, sont à peu près les mêmes chez tous; il y a certes des différences de degré, mais elles ne dépendent pas du tout de la condition ou de la richesse, c'est-à-dire du rôle.

      Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote.

      La moitié objective de l'actualité et de la réalité est entre les mains du sort et, par suite, changeante; la moitié subjective, c'est nous-mêmes, elle est par conséquent immuable dans sa partie essentielle. Aussi, malgré tous les changements extérieurs, la vie de chaque homme porte-t-elle d'un bout à l'autre le même caractère; on peut la comparer à une suite de variations sur un même thème. Personne ne peut sortir de son individualité. Il en est de l'homme comme de l'animal; celui-ci, quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure confiné dans le cercle étroit que la nature a irrévocablement tracé autour de son être, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos efforts pour faire le bonheur d'un animal que nous aimons doivent se maintenir forcément dans des limites très restreintes, précisément à cause de ces bornes de son être et de sa conscience; pareillement, l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toutes son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons. Mais le sort peut s'améliorer; en outre, celui qui possède la richesse intérieure ne lui demandera pas grand'chose; mais un benêt restera benêt, un lourdaud restera lourdaud, jusqu'à sa fin, fût-il en paradis et entouré de houris. Gœthe dit:

      Volk und Knecht und Ueberwinder,

       Sie gestehn, zu jeder Zeit,

       Höchstes Glück der Erdenkinder

       Sei nur die Persönlichkeit.

      (Peuple et laquais et conquérant,—en tout temps reconnaissent—que le suprême bien des fils de la terre—est seulement la personnalité. Gœthe, Divan Or. Occ., ZULECKA).

      Que le subjectif soit incomparablement plus essentiel à notre bonheur et à nos jouissances que l'objectif, cela se confirme en tout, par la faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu'au vieillard regardant avec indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre, et tout au sommet, nous trouvons la vie de l'homme de génie et du saint. La santé par-dessus tout l'emporte tellement sur les biens extérieurs qu'en vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu'un roi malade. Un tempérament calme et enjoué, provenant d'une santé parfaite et d'une heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante et concevant juste, une volonté modérée et douce, et comme résultat une bonne conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne sauraient remplacer. Ce qu'un homme est en soi-même, ce qui l'accompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu'il peut posséder ou ce qu'il peut être aux yeux d'autrui. Un homme d'esprit, dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l'être borné aura beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les amusements, il ne parviendra pas à écarter l'ennui qui le torture. Un bon caractère, modéré et doux, pourra être content dans l'indigence, pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractère avide, envieux et méchant. Quant à l'homme doué en permanence d'une individualité extraordinaire, intellectuellement supérieure, celui-là alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le monde aspire généralement; bien plus, elles ne sont pour lui qu'un dérangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-même:

      Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas,

       Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas,

       Sunt qui habeant, est qui non curat habere.

      (Il en est qui n'ont ni pierres précieuses, ni marbre, ni ivoire, ni statuettes tyrrhéniennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de pourpre gaétulienne; il en est un qui ne se soucie pas d'en avoir.—Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv.)

      Et Socrate, à la vue d'objets de luxe exposés


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