L'île mystérieuse. Jules Verne
Читать онлайн книгу.sol, jusqu'alors peu accidenté, marécageux d'abord, sec et sablonneux ensuite, accusait une légère pente, qui remontait du littoral vers l'intérieur de la contrée. Quelques animaux, très fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Top les faisait lever lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car le moment n'était pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait. L'ingénieur n'était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. On ne se serait même pas trompé en affirmant qu'il n'observait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses productions naturelles. Son seul objectif, c'était ce mont qu'il prétendait gravir, et il y allait tout droit.
À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. Au sortir de la forêt, le système orographique de la contrée avait apparu aux regards. Le mont se composait de deux cônes. Le premier, tronqué à une hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, était soutenu par de capricieux contreforts, qui semblaient se ramifier comme les griffes d'une immense serre appliquée sur le sol. Entre ces contreforts se creusaient autant de vallées étroites, hérissées d'arbres, dont les derniers bouquets s'élevaient jusqu'à la troncature du premier cône. Toutefois, la végétation paraissait être moins fournie dans la partie de la montagne exposée au nord-est, et on y apercevait des zébrures assez profondes, qui devaient être des coulées laviques. Sur le premier cône reposait un second cône, légèrement arrondi à sa cime, et qui se tenait un peu de travers. On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l'oreille. Il semblait formé d'une terre dénudée, que perçaient en maint endroit des roches rougeâtres.
C'était le sommet de ce second cône qu'il convenait d'atteindre, et l'arête des contreforts devait offrir la meilleure route pour y arriver.
«Nous sommes sur un terrain volcanique», avait dit Cyrus Smith, et ses compagnons, le suivant, commencèrent à s'élever peu à peu sur le dos d'un contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par conséquent plus aisément franchissable, aboutissait au premier plateau.
Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par bouquets isolés, s'élevaient de ces conifères, qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des étroites gorges, formaient d'épais massifs, presque impénétrables aux rayons du soleil.
Pendant cette première partie de l'ascension sur les rampes inférieures, Harbert fit remarquer des empreintes qui indiquaient le passage récent de grands animaux, fauves ou autres.
«Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine? dit Pencroff.
— Eh bien, répondit le reporter, qui avait déjà chassé le tigre aux Indes et le lion en Afrique, nous verrons à nous en débarrasser. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes!»
Cependant, on s'élevait peu à peu. La route, accrue par des détours et des obstacles qui ne pouvaient être franchis directement, était longue. Quelquefois aussi, le sol manquait subitement, et l'on se trouvait sur le bord de profondes crevasses qu'il fallait tourner. À revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre quelque sentier praticable, c'était du temps employé et des fatigues subies. À midi, quand la petite troupe fit halte pour déjeuner au pied d'un large bouquet de sapins, près d'un petit ruisseau qui s'en allait en cascade, elle se trouvait encore à mi-chemin du premier plateau, qui, dès lors, ne serait vraisemblablement atteint qu'à la nuit tombante. De ce point, l'horizon de mer se développait plus largement; mais, sur la droite, le regard, arrêté par le promontoire aigu du sud-est, ne pouvait déterminer si la côte se rattachait par un brusque retour à quelque terre d'arrière plan. À gauche, le rayon de vue gagnait bien quelques milles au nord; toutefois, dès le nord-ouest, au point qu'occupaient les explorateurs, il était coupé net par l'arête d'un contrefort bizarrement taillé, qui formait comme la puissante culée du cône central. On ne pouvait donc rien pressentir encore de la question que voulait résoudre Cyrus Smith.
À une heure, l'ascension fut reprise. Il fallut biaiser vers le sud-ouest et s'engager de nouveau dans des taillis assez épais. Là, sous le couvert des arbres, voletaient plusieurs couples de gallinacés de la famille des faisans. C'étaient des «tragopans», ornés d'un fanon charnu qui pendait sur leurs gorges, et de deux minces cornes cylindriques, plantées en arrière de leurs yeux. Parmi ces couples, de la taille d'un coq, la femelle était uniformément brune, tandis que le mâle resplendissait sous son plumage rouge, semé de petites larmes blanches.
Gédéon Spilett, d'un coup de pierre, adroitement et vigoureusement lancé, tua un de ces tragopans, que Pencroff, affamé par le grand air, ne regarda pas sans quelque convoitise.
Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la courte échelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus très raide, et atteignirent un étage supérieur, peu fourni d'arbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il s'agissait alors de revenir vers l'est, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin l'endroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue; entre eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui fréquentaient ces hauteurs — et les traces ne manquaient pas — devaient nécessairement appartenir à ces races, au pied sûr et à l'échine souple, des chamois ou des isards. On en vit quelques-uns, mais ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, à un certain moment:
«Des moutons!» s'écria-t-il.
Tous s'étaient arrêtés à cinquante pas d'une demi-douzaine d'animaux de grande taille, aux fortes cornes courbées en arrière et aplaties vers la pointe, à la toison laineuse, cachée sous de longs poils soyeux de couleur fauve.
Ce n'étaient point des moutons ordinaires, mais une espèce communément répandue dans les régions montagneuses des zones tempérées, à laquelle Harbert donna le nom de mouflons.
«Ont-ils des gigots et des côtelettes? demanda le marin.
— Oui, répondit Harbert.
— Eh bien, ce sont des moutons!» dit Pencroff.
Ces animaux, immobiles entre les débris de basalte, regardaient d'un œil étonné, comme s'ils voyaient pour la première fois des bipèdes humains. Puis, leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en bondissant sur les roches.
«Au revoir!» leur cria Pencroff d'un ton si comique, que Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Nab ne purent s'empêcher de rire.
L'ascension continua. On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très capricieusement striées. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie par les ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords. En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques. Aux approches du premier plateau, formé par la troncature du cône inférieur, les difficultés de l'ascension furent très prononcées. Vers quatre heures, l'extrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pins grimaçants et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour résister, à cette hauteur, aux grands vents du large.
Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de l'air. Un calme parfait régnait autour d'eux. Ils ne voyaient plus le soleil, alors caché par le vaste écran du cône supérieur, qui masquait le demi-horizon de l'ouest, et dont l'ombre énorme, s'allongeant jusqu'au littoral, croissait à mesure que l'astre radieux s'abaissait dans sa course diurne. Quelques vapeurs, brumes plutôt que nuages, commençaient à se montrer dans l'est, et se coloraient de toutes les couleurs spectrales sous l'action des rayons solaires.
Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau qu'ils