Le chevalier d'Harmental. Alexandre Dumas
Читать онлайн книгу.sa monarchie, mais la France resta intacte.
Trois ans après, Louis XIV mourut.
Deux partis bien distincts, bien irréconciliables surtout, étaient en présence au moment de cette mort: celui des bâtards, incarné dans monsieur le duc du Maine, et celui des princes légitimes, représenté par monsieur le duc d'Orléans.
Si monsieur le duc du Maine avait eu la persistance, la volonté, le courage de sa femme, Louise-Bénédicte de Condé, peut-être, appuyé comme il l'était par le testament royal, eût-il triomphé; mais il eût fallu se défendre au grand jour, comme on était attaqué, et le duc du Maine, faible de cœur et d'esprit, dangereux à force d'être lâche, n'était bon qu'aux choses qui se passaient par-dessous terre. Il fut menacé de face, et dès lors ses artifices sans nombre, ses faussetés exquises, ses marches ténébreuses et profondes lui devinrent inutiles. En un jour, et presque sans combat, il fut précipité de ce faîte où l'avait porté l'aveugle amour du vieux roi. La chute fut lourde et surtout honteuse; il se retira mutilé, abandonnant la régence à son rival, et ne conservant de toutes les faveurs accumulées sur lui que la surintendance de l'éducation royale, la maîtrise de l'artillerie et le pas sur les ducs et pairs.
L'arrêt que venait de rendre le parlement frappait la vieille cour et tout ce qui lui était attaché. Le père Letellier alla au-devant de son exil, madame de Maintenon se réfugia à Saint-Cyr, et monsieur le duc du Maine s'enferma dans la belle villa de Sceaux pour continuer sa traduction de Lucrèce.
Le chevalier d'Harmental avait assisté en spectateur intéressé, il est vrai, mais en spectateur passif, à toutes ces intrigues, attendant toujours qu'elles revêtissent un caractère qui lui permît d'y prendre part. S'il y avait eu lutte franche et armée, il se fût rangé du côté où la reconnaissance l'appelait. Trop jeune et trop chaste encore, si on peut le dire en matière politique, pour tourner avec le vent de la fortune, il resta respectueux à la mémoire de l'ancien roi et aux ruines de la vieille cour. Son absence du Palais-Royal, autour duquel gravitait à cette heure tout ce qui voulait reprendre une place dans le ciel politique, fut interprétée à opposition, et un matin, comme il avait reçu le brevet qui lui accordait un régiment, il reçut l'arrêté qui le lui enlevait.
D'Harmental avait l'ambition de son âge: la seule carrière ouverte à un gentilhomme de cette époque était la carrière des armes; son début y avait été brillant, et le coup qui brisait à vingt-cinq ans toutes ses espérances d'avenir lui fut profondément douloureux. Il courut chez monsieur de Villars, dans lequel il avait trouvé autrefois un protecteur si ardent. Le maréchal le reçut avec la froideur d'un homme qui ne serait pas fâché, non seulement d'oublier le passé, mais de voir le passé oublié. Aussi, d'Harmental comprit que le vieux courtisan était en train de changer de peau, et il se retira discrètement.
Quoique cet âge fût essentiellement celui de l'égoïsme, la première épreuve qu'en faisait le chevalier lui fut amère; mais il était dans cette heureuse période de la vie où il est rare que les douleurs de l'ambition trompée soient profondes et durables; l'ambition est la passion de ceux qui n'en ont pas d'autres, et le chevalier avait encore toutes celles que l'on a à vingt-cinq ans.
D'ailleurs, l'esprit du temps n'était point tourné encore à la mélancolie. C'est un sentiment tout moderne, né du bouleversement des fortunes et de l'impuissance des hommes. Au dix-huitième siècle, il était rare que l'on rêvât aux choses abstraites, et que l'on aspirât à l'inconnu; on allait droit aux plaisirs, à la gloire ou à la fortune, et pourvu qu'on fût beau, brave ou intrigant, tout le monde pouvait arriver là. C'était encore l'époque où l'on n'était pas humilié de son bonheur. Aujourd'hui, l'esprit domine de trop haut la matière pour que l'on ose avouer que l'on est heureux.
Au reste, il faut l'avouer, le vent soufflait à la joie, et la France semblait voguer, toutes voiles dehors, à la recherche de quelqu'une de ces îles enchantées comme on en trouve sur la carte dorée des Mille et une Nuits. Après ce long et triste hiver de la vieillesse de Louis XIV, apparaissait tout à coup le printemps joyeux et brillant d'une jeune royauté: chacun s'épanouissait à ce nouveau soleil, radieux et bienfaisant, et s'en allait bourdonnant et insoucieux, comme font les papillons et les abeilles aux premiers jours de la belle saison. Le plaisir, absent et proscrit pendant plus de trente ans, était de retour; on l'accueillait comme un ami qu'on n'espérait plus revoir; on courait à lui de tous côtés, franchement, les bras et le cœur ouverts, et, de peur sans doute qu'il ne s'échappât de nouveau, on mettait à profit tous les instants. Le chevalier d'Harmental avait gardé sa tristesse huit jours; puis il s'était mêlé à la foule, puis il avait été entraîné par le tourbillon, et ce tourbillon l'avait jeté aux pieds d'une jolie femme.
Trois mois il avait été l'homme le plus heureux du monde; pendant trois mois il avait oublié Saint-Cyr, les Tuileries, le Palais-Royal; il ne savait plus s'il y avait une madame de Maintenon, un roi, un régent; il savait qu'il fait bon vivre quand on est aimé, et il ne voyait pas pourquoi il ne vivrait pas et il n'aimerait pas toujours.
Il en était là de son rêve lorsque, ainsi que nous l'avons dit, soupant avec son ami le baron de Valef dans une honorable maison de la rue Saint-Honoré, il avait été tout à coup brutalement réveillé par Lafare. Les amoureux ont, en général, le réveil mauvais, et l'on a vu que, sous ce rapport, d'Harmental n'était pas plus endurant que les autres. C'était, au reste, d'autant plus pardonnable au chevalier qu'il croyait aimer véritablement, et que, dans sa bonne foi toute juvénile, il pensait que rien ne pourrait reprendre dans son cœur la place de cet amour; c'était un reste de préjugé provincial qu'il avait apporté des environs de Nevers. Aussi, comme nous l'avons vu, la lettre si étrange, mais du moins si franche, de madame d'Averne, au lieu de lui inspirer l'admiration qu'elle méritait à cette folle époque, l'avait tout d'abord accablé. C'est le propre de chaque douleur qui nous arrive de réveiller toutes les douleurs passées, que l'on croyait disparues et qui n'étaient qu'endormies. L'âme a ses cicatrices comme le corps, et elles ne se ferment jamais si bien qu'une blessure nouvelle ne les puisse rouvrir. D'Harmental se retrouva ambitieux; la perte de sa maîtresse lui avait rappelé la perte de son régiment.
Aussi ne fallait-il rien moins que la seconde lettre si inattendue et si mystérieuse, pour faire quelque diversion à la douleur du chevalier. Un amoureux de nos jours l'eût jetée avec dédain loin de lui, et se serait méprisé lui-même, s'il n'avait pas creusé sa douleur de manière à s'en faire, pour huit jours au moins, une pâle et poétique mélancolie; mais un amoureux de la régence était bien autrement accommodant. Le suicide n'était pas encore découvert, et l'on ne se noyait alors, quand d'aventure on tombait à l'eau, que si l'on ne trouvait pas sous sa main la moindre petite paille où se retenir.
D'Harmental n'affecta donc pas la fatuité de la tristesse. Il décida, en soupirant, il est vrai, qu'il irait au bal de l'opéra, et, pour un amant trahi d'une manière si imprévue et si cruelle, c'était déjà beaucoup.
Mais, il faut le dire à la honte de notre pauvre espèce, ce qui le porta surtout à cette philosophique détermination, c'est que la seconde lettre, celle où on lui promettait de si grandes merveilles, était d'une écriture de femme
Chapitre 4
Les bals de l'Opéra étaient alors dans toute leur fureur. C'était une invention contemporaine du chevalier de Bouillon, à qui il n'avait fallu rien moins que le service qu'il venait de rendre ainsi à la société dissipée de ce temps-là pour se faire pardonner le titre de prince d'Auvergne, qu'il avait pris on ne savait trop pourquoi. C'était donc lui qui avait inventé ce double plancher qui met le parterre au niveau du théâtre, et le régent, juste appréciateur de toute belle invention, lui avait accordé, pour le récompenser de celle-là, une pension de six mille livres. C'était quatre fois ce que le grand roi donnait à Corneille.
Cette belle salle, à l'architecture riche et grave, que le cardinal de Richelieu avait inaugurée par sa Mirame, où Lulli et Quinault avaient