Les Demi-Vierges. Marcel Prevost

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Les Demi-Vierges - Marcel  Prevost


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c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les bêtises que vous nous dites en particulier, à ma soeur, à moi, à Jacqueline, à nous toutes ?... Hein, répondez ? Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ?

      -- Je regarde vos lèvres, fit Lestrange, et je penses à des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.

      Madeleine de Reversier sourit:

      -- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman écoute. Elle se méfie de vous, vous savez.

      -- Oh ! votre maman est très raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.

      -- Non, c'est le thé.

      La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gâteaux. Derrière lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fête... Les femmes l'embrassèrent; elle serra la main de Lestrange. C'était une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mère, en plus fin, plus dégagé, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours à demi cachés par les paupières qui semblaient lourdes d'une langueur de volupté, des formes déjà mûres, des seins et des hanches d'épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient à chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un être extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.

      Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:

      -- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traité le jeune maître, aujourd'hui ?

      Jacqueline baissa les paupières et répondit, sur un ton comique d'innocence:

      -- De l'amour dans le mariage, madame.

      -- Voilà un beau sujet; qu'en disait-il ?

      -- Oh ! je vous referais son discours mot à mot.

      Elle se leva, sauta derrière une chaise avec une grâce de bergeronnette, et commença, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitué par deux éléments, aussi étroitement unis en lui que le sont l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau... Ces éléments sont la tendresse et la (un temps, il ménage son effet)... et la sensualité. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos mères vous berçaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualité..."

      -- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !

      -- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualité, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisée à définir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaître l'appel généreux de l'être humain vers la beauté, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maître fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit à l'oreille: 'Ils ont le toucher si développé !"

      Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mère, qui semblait avoir oublié les sévères principes énoncés l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.

      -- E un fiore... pèro un fiore !

      Maud reprit son sérieux:

      -- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le thé. Madeleine et Marthe vont t'aider.

      Elles s'y mirent toutes les trois, les deux têtes châtaines et la tête rousse penchées autour de la table, les souples tailles courbées en jolies révérences quand elles offraient la tasse. C'était une mode nouvelle de servir, à Paris, le thé fait à même chaque tasse, dans une coupe surmontée d'une petite passoire en porcelaine. On admira.

      -- C'est vous, Maud, qui avez découvert cela ?

      -- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporté cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.

      -- Vous avez de la chance, fit naïvement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne nous donnent jamais rien.

      -- Ah ! s'écria Maud joyeusement, les voilà... tous les deux... C'est gentil...

      Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, étaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.

      Mme Ucelli, en leur tendant la main, répéta:

      -- Tous les deux ! Un jour de Sénat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidèle... Peccato ! il faut cette enchanteresse de Maud !

      -- Nous espérions bien, chère madame, répliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collègue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'était pas prêt pour mon interpellation, on a levé la séance.

      Il parlait d'une voix forte et égale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu épaisse, sa face fraîche, sa barbe carrée, blonde mêlée de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de sécurité, de sérénité.

      Son frère lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la même carrure de lutteur, allégie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.

      -- Quant à M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidèle des mardis de Rouvre.

      -- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop bêtes.

      -- On en trouve même une qui a trop d'esprit, mademoiselle, réplique Hector à demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.

      Lestrange avait isolé dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.

      -- Décidément, cara, je renonce à voir Mme de Rouvre.

      -- Oh !restez, chère madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera désolée.

      Mais l'Italienne avait des courses et des visites à faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivée des Chantel, n'insista plus.

      -- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promène? demanda Paul Le Tessier après la sortie des deux femmes.

      -- C'est une Niçoise, répliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.

      -- Jolie recommandation !

      Le cercle s'était resserré autour de la cheminée, tous se sentant maintenant en intimité plus étroite. Mais les apartés continuèrent. Mme de Reversier recommandait à Paul une oeuvre de bienfaisance à laquelle elle voulait intéresser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries à Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, à demi-voix.

      -- Pourquoi cette convocation spéciale aujourd'hui ? demanda-t-il.

      -- Nous attendons la première visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais à votre présence pour décorer notre salon, voilà tout.

      -- Dieu ! que je suis flatté ! Et qui attendons-nous ?

      Maud sourit. Hector insinua:

      -- Un mari ?

      Elle ne répondit pas à la question, elle dit seulement, après un temps:

      -- Êtes-vous un ami, Hector ?

      Le jeune homme fut touché par le ton sérieux de la question.

      -- Certes, dit-il, ma chère enfant... Mon frère a été plutôt l'ami


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