Les enfants du capitaine Grant. Jules Verne
Читать онлайн книгу.mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les jambes écartées, semblable au poteau d’une grande route, il braqua son instrument sur cette ligne où le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon; après cinq minutes d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il s’appuya dessus comme il eût fait d’une canne; mais aussitôt les compartiments de la lunette glissèrent l’un sur l’autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau passager, auquel le point d’appui manqua subitement, faillit s’étaler au pied du grand mât.
Tout autre eût au moins souri à la place du major.
Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.
«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger.
Et il attendit. Personne ne parut.
«Steward!» répéta-t-il d’une voix plus forte.
Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la cuisine située sous le gaillard d’avant. Quel fut son étonnement de s’entendre ainsi interpellé par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?
«D’où vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan?
C’est impossible.»
Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’étranger.
«Vous êtes le steward du bâtiment? lui demanda celui-ci.
—Oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur…
—Je suis le passager de la cabine numéro six.
—Numéro six? répéta le steward.
—Sans doute. Et vous vous nommez?…
—Olbinett.
—Eh bien! Olbinett, mon ami, répondit l’étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente-six heures que je n’ai mangé, ou plutôt trente-six heures que je n’ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d’une traite de Paris à Glasgow. À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît?
—À neuf heures», répondit machinalement Olbinett.
L’étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de prendre un temps long, car il ne la trouva qu’à sa neuvième poche.
«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je tombe d’inanition.»
Olbinett écoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait toujours et passait d’un sujet à un autre avec une extrême volubilité.
«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore levé! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul.»
Précisément, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut à l’escalier de la dunette.
«Voici le capitaine, dit Olbinett.
—Ah! Enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance!»
Si quelqu’un fut stupéfait, ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet étranger à son bord.
L’autre continuait de plus belle:
«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un départ il ne faut gêner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»
John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt
Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.
«Maintenant, reprit celui-ci, la présentation est faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia?
—Qu’entendez-vous par le Scotia? dit enfin John Mangles.
—Mais le Scotia qui nous porte, un bon navire dont on m’a vanté les qualités physiques non moins que les qualités morales de son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes compliments, alors!
—Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis même pas le capitaine Burton.
—Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du Scotia, Mr Burdness, que je m’adresse en ce moment?
—Mr Burdness?» répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité.
Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi? Cela faisait question dans son esprit, et il allait s’expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.
L’étranger les aperçut, et s’écria:
«Ah! Des passagers! Des passagères! Parfait. J’espère, Monsieur
Burdness, que vous allez me présenter…»
Et s’avançant avec une parfaite aisance, sans attendre l’intervention de John Mangles:
«Madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady Helena, monsieur… Ajouta-t-il en s’adressant à lord Glenarvan.
—Lord Glenarvan, dit John Mangles.
—Mylord, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me présenter moi-même; mais, à la mer, il faut bien se relâcher un peu de l’étiquette; j’espère que nous ferons rapidement connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversée du Scotia nous paraîtra aussi courte qu’agréable.»
Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la présence de cet intrus sur la dunette du Duncan.
«Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler?
—À Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales, qui, après avoir passé vingt ans de sa vie à faire de la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les travaux des grands voyageurs.»
Chapitre VII D’où vient et où va Jacques Paganel
Le secrétaire de la société de géographie devait être un aimable personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement à qui il avait affaire; le nom et le mérite de Jacques Paganel lui étaient parfaitement connus; ses travaux géographiques, ses rapports sur les découvertes modernes insérés aux bulletins de la société, sa correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants les plus distingués de la France. Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu.
«Et maintenant que nos présentations sont faites, ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une question?
—Vingt questions, mylord, répondit Jacques Paganel; ce sera toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.
—C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire?
—Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J’ai sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab dans le Scotia, où j’avais fait retenir de Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre. Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué