La Saga de Njal. Anonyme

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La Saga de Njal - Anonyme


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plus grand détail toute la forme de la procédure. Elle nous arrache complètement à notre vie accoutumée, j'ai presque dit à la trivialité de notre vie de tous les jours, où l'on compte pour le plus grand bonheur de pouvoir se coucher tranquillement chaque nuit dans son lit. Elle nous ramène en arrière jusqu'à cette sauvagerie des anciens temps où la mort et le meurtre étaient à l'ordre du jour, où celui qui se levait de sa couche le matin et qui passait le seuil de sa porte ne pouvait être sûr qu'il ne rencontrerait pas son ennemi et ne mourrait pas de sa main, où par suite celui qui se rendait dans son champ pour l'ensemencer, dans les dispositions les plus pacifiques, prenait le grain dans une main et l'épée dans l'autre. Il faut entrer, toutefois, dans l'esprit de ce temps, et comprendre qu'alors verser le sang n'était pas un crime. C'est seulement à cette condition qu'on peut supporter cette série de meurtres qui se suivent l'un l'autre, coup pour coup, et que, tout en nageant dans le sang, on peut ne pas fermer les yeux sur la fermeté, la grandeur d'âme, les nobles sentiments, les fortes passions, les événements extraordinaires qui se révèlent sous ces dehors terribles. Et certes il y en a assez pour attirer l'attention, pour toucher et émouvoir, pour frapper et saisir, pour faire trembler et frémir, comme aussi pour provoquer des larmes.

      Quelle abondance, quelle multiplicité n'y trouve-t-on pas de caractères complètement tracés et bien soutenus? C'est là, si l'on fait attention à l'époque de la Saga, tout ce qu'on peut demander en fait d'art historique: un récit véridique, qui va droit au fond du cœur, simple et rude, sans ornement et sans éclat, mais toujours marchant à son noble but, faire aimer ce qui est grand, faire condamner ce qui est méprisable. Quel homme que ce Gunnar! Brave quand il faut l'être, mais ami de la paix, l'effroi de ses ennemis, et en même temps le plus noble des hommes. Il n'aime pas à se faire valoir devant les autres, à se vanter de sa renommée, à se mettre en vue, et pourtant il s'élève au-dessus de tous. Cette grandeur, cette véritable noblesse se communique à tout ce qui passe près de lui, jusqu'au chien Sam qui tout d'abord le reconnaît pour son maître, devine en quelque sorte sa pensée et donne sa vie pour lui en hurlant pour l'avertir. Sa querelle avec Halgerd n'en est que plus saisissante. La beauté et les qualités brillantes s'allient en elle à la plus terrible passion de vengeance. Pour se venger elle commet le plus bas, le plus méprisable de tous les actes humains, elle vole. Pour se venger elle refuse à son mari la suprême ressource, une boucle de ses cheveux pour faire une corde d'arc, et elle le livre ainsi froidement à la mort. C'est à mon sens, le comble de l'art, ou plutôt la nature même prise sur le fait, que cet admirable instinct de fidélité chez un animal mis en face de la révoltante froideur d'une femme avide de vengeance. Njal aussi est noble, mais d'une autre façon. Il a de braves fils, mais lui-même ne se sert jamais d'aucune arme. La droiture s'allie chez lui à un calme admirable, qui le suit jusqu'à la mort quand il se couche avec sa femme et son enfant sur le lit où ils vont mourir; et ce calme prend à son tour une teinte de prudence pleine de finesse, qui ne fait jamais le mal, mais regarde en face les événements sans s'émouvoir et choisit en toute circonstance le moyen le plus sûr pour atteindre son but. Ce n'est pas sans raison que le récit tout entier est lié à sa vie, et tourne en quelque sorte autour de lui. Il est le héros du récit, sans en être le personnage actif. Il est là, comme un rocher dans la mer, de tous côtés environné de récifs où les flots viennent se briser autour de lui sans troubler son calme, et c'est par là que toute cette histoire, qui autrement se résoudrait en morceaux détachés, trouve son centre et son lien. La vie de Gunnar, la mort de Njal, la vengeance de Kari sont autant d'événements qui, pris séparément, peuvent faire l'objet d'un récit, et ici, tout mêlés qu'ils sont à bien d'autres événements, ils tiennent ensemble et forment un tout. Chaque personnage, pris en lui-même, est peut-être plus remarquable que Njal, mais là encore c'est le comble de l'art, ou plutôt c'est la nature même que d'avoir su mettre chaque personnage à sa vraie place, en face des autres, pour laisser Njal s'élever au-dessus de tous. Voilà la vraie épopée. À côté de Njal est Bergthora. Elle s'attache à lui comme le flot qui vient laver le pied de la montagne. Elle aussi sent au fond du cœur le courroux et la vengeance,--peut-être l'auteur a-t-il pensé que telle est la nature de la femme, toute les fois qu'elle s'épanche violemment au dehors,--mais c'est la vengeance contre un ennemi, contre une femme ennemie. Elle excite ses fils, mais elle met tranquillement sa tête sur le sein de son mari; la volonté de son mari est pour elle une loi, et son unique plaisir est ce qu'elle voit dans les yeux de son mari. Si chère que lui soit la vengeance, elle ne se résoudrait jamais à faire tuer si elle ne savait que son mari s'y est déjà préparé, parce qu'il en doit être ainsi. Il le sait si bien qu'il a emporté avec lui au ting l'argent qui doit être payé pour les amendes.

      Elle l'a suivi dans la mort, alors qu'elle était libre de sortir, que même son ennemi l'engageait à le faire, ne voulant pas avoir ce meurtre sur la conscience. Bergthora est généralement peinte en quelques traits, courts et frappants. Il n'en fallait pas davantage. Compagne de son mari, elle ne pouvait pas avoir plus de relief, et cependant nous la connaissons parfaitement. En effet, elle se révèle en quelque sorte dans son fils Skarphjedin. Celui-ci a sans doute quelque chose du calme de son père, mais c'est aussi Bergthora en homme. Il est le vrai portrait de sa mère, mais à la façon d'un homme, avec la force indomptable d'un homme. Elle ne veut pas abandonner son mari, mais c'est aussi une grande question de savoir si Skarphjedin veut réellement abandonner la maison en flammes, si lui, qui n'a jamais fui, fuira aujourd'hui, même pressé par le feu; s'il veut qu'on puisse dire un jour de lui ce que plus tard on a dit de Kari, qu'il s'est échappé par la ruse, d'entre ses ennemis, parce qu'il le fallait bien. Il résiste noblement aux instances de son beau frère Kari. Celui-ci trouve qu'il est dans l'ordre qu'on sauve sa vie quand on peut, mais Skarphjedin attend; il s'élance enfin sur la poutre qui se rompt et il est précipité dans le feu. Ce qui est évident, tout au moins, c'est que l'auteur n'a pas voulu le laisser fuir, et qu'aussi bien nous lui en voudrions de l'avoir fait, c'est que Skarphjedin n'a rempli sa destinée que quand il meurt luttant contre le feu et, même vaincu par cet ennemi, le plus terrible des ennemis de l'homme, meurt sans que son courage faiblisse ou que sa force tombe. Il chante alors son chant du cygne, et l'auteur a encore mis là, récit historique ou œuvre d'imagination, peu importe, tout ce que l'art peut exiger.

      Dans la seconde partie du récit, qui se rattache étroitement et immédiatement à la première, Flosi se présente à nous en plein contraste avec Njal. Flosi est maintenant ce que Njal a été jusque là, le centre autour duquel tout vient se grouper. Quoiqu'il commande la vengeance par l'incendie, ce n'est pourtant pas un homme vindicatif ni méchant. L'acte qu'il exécute est un acte qu'il est obligé de commettre par devoir, et il y est poussé de la façon la plus terrible. Chez lui comme chez Njal, on trouve dans tous les moments difficiles un jugement calme et sûr; et à ce point de vue il fait contraste avec les autres caractères, plus farouches. L'auteur a su le saisir et s'en servir pour donner au récit la conclusion la plus naturelle et en même temps la plus intéressante. Les deux plus coupables parmi les incendiaires doivent mourir de la main de Kari, mais Flosi et lui vont tous deux en pèlerinage à Rome et reçoivent l'absolution; et c'est un beau spectacle de voir comment le christianisme introduit un esprit d'apaisement dans une action inspirée au début par toute la sauvagerie du paganisme, de voir comment Kari revient, fait naufrage, et se rend à la demeure de son ennemi pour lui demander l'hospitalité, comment ils se donnent l'un à l'autre le baiser de paix et se réconcilient pour toujours.

      Ces quelques remarques, n'ont pour but que d'appeler l'attention du lecteur sur ce récit considéré comme œuvre d'art. Il ne serait pas difficile de pénétrer encore plus avant dans l'étude de l'action et des caractères, mais il n'y a rien de plus fastidieux au monde que d'analyser la beauté. Il faut se contenter de dire: Regarde si elle est là. Celui qui ne peut la voir ni la reconnaître, qu'il reste aveugle! Pour ma part, je me crois en droit de déclarer que tout en voyant dans cet écrit un récit pleinement historique, je le crois propre à fournir à l'art moderne des sujets excellents. Ne serait-ce pas, par exemple, un sujet fait pour un peintre que de nous montrer la maison de Njal en flammes; au milieu de la maison Njal et sa femme qui, avec leur jeune garçon entre eux, se sont couchés pour leur dernier sommeil, tandis qu'un serviteur, debout à côté du lit, étend sur eux une peau de bœuf, et dans un autre coin du tableau Skarphjedin et son frère, les pieds à moitié brûlés, peut-être même Grim mortellement frappé et luttant contre


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