L'ami Fritz. Erckmann-Chatrian
Читать онлайн книгу.le connais, et j'en réponds.
—Alors ses papiers sont en règle?» Fritz n'en put entendre davantage, ses grosses joues pâlissaient de colère: il se leva, prit rudement le wachtman au collet, et le jeta dehors en criant: «Cela t'apprendra à entrer chez un honnête homme, la nuit de Noël!»
Puis, il vint se rasseoir, et, comme le bohémien tremblait:
«Ne crains rien, lui dit-il, tu es chez Fritz Kobus. Bois, mange en paix, si tu veux me faire plaisir.» Il lui fit boire du vin de Bordeaux; et, sachant que Foux guettait toujours dans la rue, malgré la neige, il dit à Katel de préparer un bon lit à cet homme pour la nuit; de lui donner le lendemain des souliers et de vieux habits, et de ne pas le renvoyer sans avoir eu soin de lui mettre encore un bon morceau dans la poche. Foux attendit jusqu'au dernier coup de la messe, puis il se retira; et le bohémien, qui n'était autre que Iôsef, étant parti de bonne heure, il ne fut plus question de cette affaire. Kobus lui-même l'avait oubliée, quand, aux premiers jours du printemps de l'année suivante, étant au lit un beau matin, il entendit à la porte de sa chambre une douce musique: c'était la pauvre alouette qu'il avait sauvée dans les neiges, et qui venait le remercier au premier rayon de soleil.
Depuis, tous les ans Iôsef revenait à la même époque, tantôt seul, tantôt avec un ou deux de ses camarades, et Fritz le recevait comme un frère.
Donc Kobus revit ce jour-là son vieil ami le bohémien, ainsi que je viens de vous le raconter; et quand la basse ronflante se tut, quand Iôsef, lançant son dernier coup d'archet, leva les yeux, il lui tendit les bras derrière les rideaux en s'écriant: «Iôsef!»
Alors le bohémien vint l'embrasser, riant en montrant ses dents blanches, et disant:
«Tu vois, je ne t'oublie pas... la première chanson de l'alouette est pour toi!
—Oui... et c'est pourtant la dixième année!» s'écria Kobus. Ils se tenaient les mains et se regardaient, les yeux pleins de larmes. Et comme les deux autres attendaient gravement, Fritz partit d'un éclat de rire, et dit: «Iôsef, passe-moi mon pantalon.» Le bohémien ayant obéi, il tira de sa poche deux thalers. «Voici pour vous autres, dit-il à Kopel et à Andrès; vous pouvez aller dîner aux Trois-Pigeons, Iôsef dîne avec moi.» Puis, sautant de son lit, tout en s'habillant il ajouta:
«Est-ce que tu as déjà fait ton tour dans les brasseries, Iôsef?
—Non, Kobus.
—Eh bien! dépêche-toi d'y aller; car, à midi juste la table sera mise. Nous allons encore une fois nous faire du bon sang. Ha! ha! ha! le printemps est revenu; maintenant, il s'agit de bien le commencer. Katel! Katel!
—Alors je m'en vais tout de suite, dit Iôsef.
—Oui, mon vieux; mais n'oublie pas midi.» Le bohémien et ses deux camarades descendirent l'escalier, et Fritz, regardant sa vieille servante, lui dit avec un sourire de satisfaction: «Eh bien, Katel, voici le printemps.... Nous allons faire une petite noce.... Mais attends un peu: commençons par inviter les amis.»
Et se penchant à la fenêtre, il se mit à crier:
«Ludwig! Ludwig!»
Un bambin passait justement, c'était Ludwig, le fils du tisserand Koffel, sa tignasse blonde ébouriffée et les pieds nus dans l'eau de neige. Il s'arrêta le nez en l'air.
«Monte!» lui cria Kobus.
L'enfant se dépêcha d'obéir et s'arrêta sur le seuil, les yeux en dessous, se grattant la nuque d'un air embarrassé.
«Avance donc... écoute! Tiens, voilà d'abord deux groschen.»
Ludwig prit les deux groschen et les fourra dans la poche de son pantalon de toile, en se passant la manche sous le nez, comme pour dire:
«C'est bon!»
«Tu vas courir chez Frédéric Schoultz, dans la rue du Plat-d'Étain, et chez M. le percepteur Hâan, à l'hôtel de la Cigogne... tu m'entends?
Ludwig inclina brusquement la tête.
«Tu leur diras que Fritz Kobus les invite à dîner pour midi juste.
—Oui, monsieur Kobus.
—Attends donc, il faut que tu ailles aussi chez le vieux rebbe David, et que tu lui dises que je l'attends vers une heure, pour le café. Maintenant, dépêche-toi!»
Le petit descendit l'escalier quatre à quatre; Kobus, de la fenêtre, le regarda quelques instants remonter la rue bourbeuse, sautant par-dessus les ruisseaux comme un chat. La vieille servante attendait toujours.
«Écoute, Katel, lui dit Fritz en se retournant, tu vas aller au marché tout de suite. Tu choisiras ce que tu trouveras de plus beau en fait de poisson et de gibier. S'il y a des primeurs, tu les achèteras, à n'importe quel prix: l'essentiel est que tout soit bon! Je me charge de dresser la table et de monter les bouteilles, ainsi ne t'occupe que de ta cuisine. Mais dépêche-toi, car je suis sûr que le professeur Speck et tous les autres gourmands de la ville sont déjà sur place, à marchander les morceaux les plus délicats.
Après le départ de Katel, Fritz entra dans la cuisine allumer une chandelle, car il voulait passer l'inspection de sa cave, et choisir quelques vieilles bouteilles de vin, pour célébrer la fête du printemps.
Sa grosse figure exprimait le contentement intérieur; il revoyait déjà les beaux jours se suivre à la file jusqu'en automne: la fête des asperges, les parties de quilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg; les parties de pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, la descente du Losser en bateau, sous les ombres tremblotantes des grands ormes en demi-voûte de la rive; et puis Christel, l'épervier sur l'épaule, lui disant: «Halte!» près de la source aux truites, et tout à coup déployant son filet en rond, comme une immense toile d'araignée, sur l'eau dormante, et le retirant tout frétillant de poissons dorés. Il revoyait cela d'avance, et bien d'autres choses: le départ pour la chasse au bois de hêtres, près de Katzenbach; le char-à-bancs tout plein de joyeux compères, les hautes guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecière au dos sur la blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur la hanche, les fusils doubles entre les genoux dans la paille: tout cela pêle-mêle. Les chiens, attachés derrière, jappant, hurlant, se démenant; et lui, près du timon, conduisant la voiture jusqu'à la maison du garde Roedig, et les laissant partir, pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons et rafraîchir le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs à la nuit, les uns la gibecière vide, les autres soufflant dans la trompe. Tous ces beaux jours lui passaient devant les yeux en allumant la chandelle: les moissons, la cueillette du houblon, les vendanges, et il poussait de petits éclats de rire: «Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien!»
Enfin il descendit, la main devant sa lumière, le trousseau de clefs dans sa poche, un panier au bras.
En bas, sous l'escalier, il ouvrit la cave, une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillant comme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, où le grand grand-père Nicolas avait fait venir pour la première fois du markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu, s'était augmentée d'année en année, par la sage prévoyance des autres Kobus.
Il l'ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir, et se vit en face des deux lucarnes bleues qui donnent sur la place des Acacias. Il passa lentement près des petits fûts cerclés de fer, rangés sur de grosses poutres le long des murs; et, les contemplant, il se disait:
«Ce gleiszeller est de huit ans, c'est moi-même qui l'ai acheté à la côte;