L'art russe. Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
Читать онлайн книгу.anciens de provenance russe des compositions qui rappellent ces deux origines issues de deux points si éloignés quoique appartenant à une même famille. On peut aussi découvrir dans ces monuments des traces mongoles dues à l'extrême Orient septentrional; mais cet apport est relativement faible, inégalement réparti, et n'a exercé qu'une influence de peu de valeur sur l'art russe.
Si nous examinons les manuscrits russes, nous voyons qu'ils sont l'expression d'arts très-différents, tout en appartenant à une même époque. Les uns sont purement byzantins, dus évidemment à des artistes byzantins, et peut-être même enrichis de vignettes à Byzance. D'autres contrastent de la façon la plus rude avec ceux-ci et sont sortis de mains étrangères à cet art. Ce sont ceux-là qui nous touchent particulièrement, bien entendu, en ce qu'ils manifestent déjà le résultat des influences diverses qui agissaient sur le pays.
Ainsi, par exemple, le manuscrit connu sous le nom de la Perle, du Xe siècle[18], est purement byzantin; tandis que le manuscrit des Homélies de saint Jean Chrysostome, de la même époque[19], se rapproche absolument des arts slaves.
La figure A (pl. I), qui présente un fragment de l'ornementation de ce manuscrit, rappelle exactement, et comme dessin et comme coloration, les incrustations de verres colorés de ces peuples.
On en peut dire autant de la figure B, de la même époque[20]. Cette ornementation est bien plutôt slave que byzantine.
Mais ne poussons pas plus loin, quant à présent, cet examen.
Qu'étaient les constructions de la Russie à cette époque, c'est-à-dire vers le Xe siècle?
Ces constructions étaient faites de bois[21]; les textes, à cet égard, sont concordants, et ces constructions ne pouvaient, par conséquent, participer de l'architecture byzantine, dont la structure ne rappelle même pas, comme il arrive chez d'autres civilisations, les traditions d'œuvres de charpenterie.
Lorsque, vers le XIe siècle, les Russes commencèrent à bâtir des édifices religieux en maçonnerie dont la structure, et notamment les voûtes, sont inspirées de l'art byzantin, ils adaptèrent à cette structure, avec le vêtement byzantin sensiblement modifié comme on le verra, une ornementation qui dérive d'éléments asiatiques, slaves et touraniens, dans des proportions variables, c'est-à-dire locaux.
C'est là proprement, dans le domaine de l'architecture, ce qui constitue l'art russe, ce qui le distingue de son voisin, l'art byzantin, ce qui en fait l'originalité et ce qui lui permet de se développer librement, dès l'instant qu'il demeure fidèle à ses origines et qu'il cesse de recourir aux imitations bâtardes de l'art occidental.
Disons d'abord qu'en adoptant la structure byzantine dans leurs édifices religieux les Russes n'en prennent pas les plans. Ceux-ci se rapprochent beaucoup des plans des édifices grecs chrétiens du Péloponnèse et de l'ancienne Attique. L'édifice religieux proprement byzantin conserve dans son plan quelque chose de large, d'ouvert, qui rappelle l'ordonnance romaine. L'église grecque du Péloponnèse, de l'Attique et de la Thrace présente, au contraire, des dispositions peu étendues, des travées étroites, une multiplicité de piliers épais relativement aux vides, ainsi que l'indique parfaitement le plan (fig. 11)[22].
Fig. 11.
Et observons que ce plan grec-byzantin de l'église de Saint-Nicodème d'Athènes ne ressemble en rien aux plans grecs-byzantins de la Syrie septentrionale, et qu'à Byzance même et dans les grandes villes les plus rapprochées de la métropole et soumises à son influence directe, les plans des églises dont la construction remonte aux premiers siècles de l'établissement de l'empire d'Orient tiennent à la fois et des données fournies par cet exemple, d'une tradition romaine, et d'une influence grecque païenne, sensible dans les églises de Syrie. Mais à l'époque où l'on construisait ces églises de l'Attique, du Péloponnèse, de la Thessalie, de l'Épire, ces contrées étaient envahies en grande partie par la race slave qui formait au sud-ouest, à l'ouest et au nord de Byzance, une épaisse couche dont la puissance s'affaiblit seulement lors des invasions turques de Khosars, Petchenègues, Ouzes, Ougres, Bulgares, etc.
Les populations grecques proprement dites avaient conservé avec le centre de l'empire un lien étroit, et, bien que parfois, dans les dèmes grecs, des émeutes populaires aient été poussées jusqu'à massacrer le stratège de Byzance, cependant l'autorité impériale n'y était pas discutée.
Les arts n'avaient pas cessé d'être cultivés dans ces dèmes grecs, mais s'étaient modifiés en raison même de l'influence des races nouvelles qui les occupaient en grande partie. Autrement, il serait impossible de comprendre pourquoi et comment les édifices de ces territoires grecs prenaient un caractère très-différent de ceux qui se construisent en Asie Mineure, dans l'Arménie et la Syrie septentrionale.
Byzance, dont la politique consistait surtout à ménager l'autonomie des provinces vassales, était ainsi placée au centre d'influences très-diverses et qu'elle subissait tour a tour.
Comme le dit très-bien M. Alfred Rambaud[23], «toutes les races de l'Europe orientale se trouvaient représentées dans les pays qui confinaient l'empire grec: la race latine et même la race germanique par les Dalmates et les Italiens; la race arabe en Sicile, en Crète, en Orient; la race arménienne par le royaume pagratide et les principautés feudataires; les races turques et ouraliennes par les Bulgares du Volga, les Ouzes, les Petchenègues, les Khosars, les Magyars; la race slave, par les Russes, les Bulgares danubiens, les Serbes, les Croates....
L'empire grec ne s'effrayait pas trop de ces infiltrations de races barbares. Tous les éléments étrangers qui pénétraient dans son économie la plus intime, il cherchait à se les assimiler. Loin de les exclure de la cité politique, il leur ouvrait son armée, sa cour, son administration, son Église. A ces Arabes, à ces Slaves, à ces Turks, à ces Arméniens, il demandait des soldats, des généraux, des magistrats, des Patriarches, des Empereurs. Ce qu'il y avait de jeunesse dans ce monde barbare, il cherchait à s'en rajeunir.»
Et plus loin: «Mais il y a deux races dont l'influence dans les provinces, dans les armées, à la cour, fut prépondérante; toutes deux eurent l'honneur d'être représentées sur le trône: la race slave et la race arménienne.»
Sous Constantin le Grand, des colonies slaves ou scythes furent établies dans la Thrace, et la langue slave n'est pas sans avoir exercé une influence sur la vieille langue hellénique.
Comment alors les arts slaves n'auraient-ils fait pénétrer aucun élément nouveau dans l'art byzantin? Les Slaves, objectera-t-on, ne possédaient pas d'art à l'époque où ils furent en contact immédiat et si fréquent avec Byzance, c'est-à-dire du VIIe au XIe siècle.
Certes ils ne pratiquaient pas les arts ainsi qu'on les pratique chez des nations soumises depuis longtemps à une civilisation raffinée, comme on les cultivait à Rome, à Alexandrie ou à Athènes; mais l'art, pour ne disposer que d'expressions limitées, de moyens très-insuffisants, n'en possède pas moins des germes qui peuvent se développer et fournir une sève nouvelle à des troncs vieillis.
L'art byzantin n'est autre chose que l'art impérial romain décrépit, qui ne cesse de se rajeunir par les apports vivaces des nations au milieu desquelles il s'implante.
Mais de même que la cour de Byzance établit sur toute chose un formulaire étroit: dans l'administration une règle sévère, tout en permettant à tant d'éléments divers de venir se joindre à la donnée romaine première, elle impose à ce mélange hybride un archaïsme qui en fait l'unité.
Les Perses, les Grecs, les Asiatiques, les Latins, peuvent chacun revendiquer une part de l'art byzantin: ils ont tous concouru à sa formation; mais les peuplades slaves n'ont pas été non plus sans y apporter un élément.
Il ne faut pas méconnaître les influences de l'art byzantin chez les peuples de l'Europe du Xe au XIIe siècle.