Le roman d'un jeune homme pauvre. Feuillet Octave

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Le roman d'un jeune homme pauvre - Feuillet Octave


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au dehors. J'entrai. — Ma mère était à demi couchée dans son fauteuil, hors duquel un de ses bras pendait comme inerte. Sur son visage, d'une blancheur de cire, je retrouvai soudain l'exquise douceur et la grâce délicate que la souffrance en avait naguère exilées: déjà l'ange de l'éternel repos étendait visiblement son aile sur ce front apaisé. Je tombai à genoux: elle entr'ouvrit les yeux, releva péniblement sa tête fléchissante, et m'enveloppa d'un long regard. Puis, d'une voix qui n'était plus qu'un souffle interrompu, elle me dit lentement ces paroles:

      — Pauvre enfant!… Je suis usée, vois-tu… Ne pleure pas!… Tu m'as un peu abandonnée tout ce temps-ci; mais j'étais si maussade!… Nous nous reverrons, Maxime, nous nous expliquerons, mon fils… Je n'en puis plus!… Rappelle à ton père ce qu'il m'a promis. Toi, dans ce combat de la vie, sois fort, et pardonne aux faibles!

      Elle parut épuisée, s'interrompit un moment, puis, levant un doigt avec effort et me regardant fixement:

      — Ta soeur! dit-elle.

      Ses paupières bleuâtres se refermèrent, puis elle les rouvrit tout à coup en étendant les bras d'un geste raide et sinistre. Je poussai un cri, mon père accourut et pressa longtemps sur sa poitrine, avec des sanglots déchirants, ce pauvre corps d'une martyre.

      Quelques semaines plus tard, sur le désir formel de mon père, qui, me dit-il, ne faisait qu'obéir aux derniers voeux de celle que nous pleurions, je quittais la France et je commençais à travers le monde cette vie nomade que j'ai menée presque jusqu'à ce jour. Durant une absence d'une année, mon coeur, de plus en plus aimant, à mesure que la mauvaise fougue de l'âge s'amortissait, mon coeur me pressa plus d'une fois de venir me retremper à la source de ma vie, entre la tombe de ma mère et le berceau de ma jeune soeur; mais mon père avait fixé lui-même la durée précise de mon voyage, et il ne m'avait point élevé à traiter légèrement ses volontés. Sa correspondance, affectueuse, mais brève, n'annonçait aucune impatience à l'égard de mon retour; je n'en fus que plus effrayé lorsque, débarquant à Marseille il y a deux mois, je trouvai plusieurs lettres de mon père qui toutes me rappelaient avec une hâte fébrile.

      Ce fut par une sombre soirée de février que je revis les murailles massives de notre antique demeure se détachant sur une légère couche de neige qui couvrait la campagne. Une bise aigre et glacée soufflait par intervalles; des flocons de givre tombaient comme des feuilles mortes des arbres de l'avenue, et se posaient sur le sol humide avec un bruit faible et triste. En entrant dans la cour, je vis une ombre, qui me parut être celle de mon père, se dessiner sur une des fenêtres du grand salon, qui était au rez-de-chaussée, et qui, dans les derniers temps de la vie de ma mère, ne s'ouvrait jamais. Je me précipitai; en m'apercevant, mon père poussa une sourde exclamation; puis il m'ouvrit ses bras, et je sentis son coeur palpiter violemment contre le mien.

      — Tu es gelé, mon pauvre enfant, me dit-il, me tutoyant contre sa coutume. Chauffe-toi, chauffe-toi. Cette pièce est froide, mais je m'y tiens maintenant de préférence, parce qu'au moins on y respire.

      — Votre santé, mon père?

      — Passable, tu vois. — Et, me laissant près de la cheminée, il reprit à travers cet immense salon, que deux ou trois bougies éclairaient à peine, la promenade que je semblais avoir interrompue. Cet étrange accueil m'avait consterné. Je regardais mon père avec stupeur. — As-tu vu mes cheveux? me dit-il tout à coup sans s'arrêter.

      — Mon père!…

      — Ah! tiens, c'est juste! tu arrives. — Après un silence: —

       Maxime, reprit-il, j'ai à vous parler.

      — Je vous écoute, mon père.

      Il sembla ne pas m'entendre, se promena quelque temps, et répéta plusieurs fois par intervalles:

      — J'ai à vous parler, mon fils.

      Enfin il poussa un soupir profond, passa une main sur son front, et, s'asseyant brusquement, il me montra un siège en face de lui. Alors, comme s'il eût désiré de parler sans en trouver le courage, ses yeux s'arrêtèrent sur les miens, et j'y lus une expression d'angoisse, d'humilité et de supplication, qui, de la part d'un homme aussi fier que l'était mon père, me toucha profondément. Quels que pussent être les torts qu'il avait tant de peine à confesser, je sentais au fond de l'âme qu'ils lui étaient bien largement pardonnés, quand soudain ce regard, qui ne me quittait pas, prit une fixité étonnée, vague et terrible: la main de mon père se crispa sur mon bras; il se souleva de son fauteuil, et, retombant aussitôt, il s'affaissa lourdement sur le parquet. — Il n'était plus.

      Notre coeur ne raisonne point, ne calcule point. C'est sa gloire. Depuis un moment, j'avais tout deviné: une seule minute avait suffi pour me révéler tout à coup sans un mot d'explication, par un jet de lumière irrésistible, cette fatale vérité que mille faits se répétant chaque jour sous mes yeux pendant vingt années n'avaient pu me faire soupçonner. J'avais compris que la ruine était là, dans cette maison, sur ma tête. Eh bien, je ne sais si mon père me laissant comblé de ses bienfaits m'eût coûté plus de larmes et des larmes plus amères. A mes regrets, à ma profonde douleur se joignait une pitié qui, remontant du fils au père, avait quelque chose d'étrangement poignant. Je revoyais toujours ce regard suppliant, humilié, éperdu; je me désespérais de n'avoir pu dire une parole de consolation à ce malheureux coeur avant qu'il se brisât, et je criais follement à celui qui ne m'entendait plus: "Je vous pardonne! je vous pardonne!" Dieu! quels instants!

      Autant que j'ai pu conjecturer, ma mère en mourant avait fait promettre à mon père de vendre la plus grande partie de ses biens, de payer entièrement la dette énorme qu'il avait contractée en dépensant tous les ans un tiers de plus que son revenu, et de se réduire ensuite strictement à vivre de ce qui lui resterait. Mon père avait essayé de tenir cet engagement: il avait vendu ses bois et une portion de ses terres; mais, se voyant maître alors d'un capital considérable, il n'en avait consacré qu'une faible part à l'amortissement de sa dette, et avait entrepris de rétablir sa fortune en confiant le reste aux détestables hasards de la Bourse. Ce fut ainsi qu'il acheva de se perdre.

      Je n'ai pu encore sonder jusqu'au fond l'abîme où nous sommes engloutis. Une semaine après la mort de mon père, je tombai gravement malade, et c'est à peine si, après deux mois de souffrance, j'ai pu quitter notre château patrimonial le jour où un étranger en prenait possession. Heureusement un vieil ami de ma mère qui habite Paris, et qui était chargé autrefois des affaires de notre famille en qualité de notaire, est venu à mon aide dans ces tristes circonstances: il m'a offert d'entreprendre lui-même un travail de liquidation qui présentait à mon inexpérience des difficultés inextricables. Je lui ai abandonné absolument le soin de régler les affaires de la succession, et je présume que sa tâche est aujourd'hui terminée. A peine arrivé hier matin, j'ai couru chez lui: il était à la campagne, d'où il ne doit revenir que demain. Ces deux journées ont été cruelles: l'incertitude est vraiment le pire de tous les maux, parce qu'il est le seul qui suspende nécessairement les ressorts de l'âme et qui ajourne le courage. Il m'eût bien surpris, il y a dix ans, celui qui m'eût prophétisé que ce vieux notaire, dont le langage formaliste et la raide politesse nous divertissaient si fort, mon père et moi, serait un jour l'oracle de qui j'attendrais l'arrêt suprême de ma destinée! Je fais mon possible pour me tenir en garde contre des espérances exagérées: j'ai calculé approximativement que, toutes nos dettes payées, il nous resterait un capital de cent vingt à cent cinquante mille francs. Il est difficile qu'une fortune qui s'élevait à cinq millions ne nous laisse pas au moins cette épave. Mon intention est de prendre pour ma part une dizaine de mille francs, et d'aller chercher fortune dans les nouveaux Etats de l'Union; j'abandonnerai le reste à ma soeur.

      Voilà assez d'écriture pour ce soir. Triste occupation que de retracer de tels souvenirs! Je sens néanmoins qu'elle m'a rendu un peu de calme. Le travail certainement est une loi sacrée, puisqu'il suffit d'une faire la plus légère application pour éprouver je ne sais quel contentement et quelle sérénité. L'homme cependant n'aime point le travail: il n'en peut méconnaître les infaillibles bienfaits; il les goûte chaque jour, s'en applaudit, et chaque lendemain


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